La plus mystérieuse des prouesses de Radu Jude est d’avoir presque réussi à donner consistance à la brumeuse notion de « saisir son époque ». Disons d’abord prudemment que son film est déjà, assurément et irréductiblement, situé dans son époque : de manière presque Rossellinienne, sa caméra enregistre un instantané de notre ère, un jour de l’automne 2022, à Bucarest. Des vitres de la voiture qu’Angela conduit inlassablement pendant son infernale et pourtant banale journée, on verra longuement le paysage urbain désolé, dont l’ingratitude est à peine atténuée par le noir et blanc, et la circulation cauchemardesque qui ne semble s’arrêter que lors de petits moments de poésie entre conducteurs.
Mais le regard du cinéaste sur ce réel-là est d’autant plus singulier qu’il se fait par le prisme d’un bricolage esthétique inédit monté avec l’apprêté d’un Godard, qui fait entre autres superposer au parcours d’Angela, celui d’une femme chauffeur de taxi qui traverse les mêmes endroits dans un film roumain datant de 1981. Le contraste qui s’en dégage est moins discursif que comique : le quotidien du Bucarest traversé par Angela apparaît d’autant plus clairement dans sa sinistre drôlerie qu’il est entrecoupé d’images d’un Bucarest idyllique, passé à la moulinette de la censure communiste. Voilà au moins un acquis pour les Roumains en 30 ans de capitalisme : le droit (à la marge) de documenter leur propre enfer.
Ce grand bordel formel inouï mêle aussi des vidéos filmés en selfie par le personnage principal, où le syndrome de la Tourette semble être un symptôme inédit du surmenage, des réunions Zoom délirantes et notamment une où se joue un nombre infini de gags avec les écrans dans l’écran et leurs arrière-plans grotesques, jusqu’à un plan fixe époustouflant d’au moins 30 minutes qui mériterait une critique à lui seul tellement les choses s’y troublent vraiment. Cette esthétique donne l’impression de se fondre visuellement dans notre monde pour en extraire la fondamentale drôlerie chaotique. Car c’est bien son ambition satirique, de saisir la pure apparence comique d’un monde capitaliste aussi déliquescent que fou (circoncis à deux journées en Roumanie en 2022), dans sa régularité, sans enchainement dramatique, sans intériorité, où les personnages sont des façades qui se débattent dans le gigantesque filet de la société. Les dialogues parachèvent cette image en multipliant les allusions à ce qui est désormais sa marche banale : guerre en Ukraine, inflation, accidents de travail et Charles III. Face à cette image, le ton humoristique du film et la jubilation qui nous agrippe ne sont pas paradoxaux. Car saisir la sombre drôlerie du monde, pourri si on veut, est encore un moyen d’y exister pleinement. La fin du monde est peut-être proche, mais surtout ne l’attendez pas trop, on risque de moins s’y marrer qu’aujourd’hui.