Les pieuvres dans le titre ont un double sens. Pieuvres comme la naissance de ces reines du bassin, de ces jeunes sirènes de la natation synchronisée. Un faux sens ici. Ce n’est pas ce qui intéresse Céline Sciamma, ce n’est que le décor. Pieuvres comme ce qui tiraille à l’intérieur, des sensations nouvelles comme des tentacules qui agitent les sens. Cueillir un état de l’adolescence, l’effervescence des premiers émois, les amours indicibles, les petits riens si étranges qui font la richesse de cet âge de la découverte, première guerre avec soi qu’on a le sentiment de vivre comme des adultes. Voilà le véritable sens de ce titre si beau, si poétique, si grave. Pas d’adultes justement ici, même pas au second plan, tout est vécu de l’intérieur, une simple génération qui agonise de ses amours imaginaires, qui refoule ce corps offert, qui n’accepte plus son propre statut. Trois filles. Trois jeunes femmes de quinze ans. Deux amis de longue date, puis un glissement. L’appel de l’amour qui supplante l’amitié. Un amour si fort, si bancal aussi, mais une force indicible, indomptable. La cinéaste filme des instants suspendus, soutenus par la musique de Para One, qui donne une dimension cosmique au film, comme les scènes de boites, filtre rouge, complètement détachées, presque rêvées. Et puis des gestes, des manières auxquelles on ne s’attend pas. Une fille qui observe un plafond et l’assimile à la dernière impression de l’œil avant la mort. Le culte de l’autre par l’objet, l’attirance à s’oublier, à manger une pomme pourrie. Un moment on y enterre un soutien-gorge dans un jardin. On saute dans une piscine en y sortant peu avant la noyade. C’est tous ces gestes inexplicables, sans jugement, qui nourrissent l’intelligent récit de Naissance des pieuvres. Je ne regrette qu’une chose, que la jeune cinéaste n’ait pas mieux filmer les lieux, dans lesquels je vis depuis plus de vingt ans. Eric Rohmer avait donné toute une singularité étouffante et joyeuse à Cergy et ses alentours dans L’ami de mon amie. Céline Sciamma s’installe dans certains recoins, la piscine tout particulièrement, mais elle a du mal en extérieur à se détacher de ses plans serrés sur les visages. Il lui manque une variation, un détachement. Son récit lui permettait largement. Et une durée de plan plus intéressante aussi, pour installer l’angoisse, pérenniser le doute, le mal aise du corps dans cet espace. Tout le monde ne s’appelle pas Claire Denis. Mais avec le temps j’oublie ces points, aujourd’hui ils ne me gênent plus, j’ai appris à adorer le film comme on me l’a offert. Pour en revenir au récit et plus particulièrement à cette fin, comme bouquet final de sensations à différents étages, j’ai trouvé ça prodigieux. La cinéaste s’est aisément affranchi des stéréotypes de l’adolescence, son film ne cesse d’être surprenant et offre trois rôles de personnages absolument incroyables. Il y a des instants – la fin en fait donc partie – carrément déchirants. Et puis cette dernière phrase « Tu vois, c’était pas si difficile » si dure, puisqu’elle traduit parfaitement ces désirs croisés adolescents, entre celle qui rend service et l’autre qui voudrait qu’elle l’aime. Adolescence, monde cruel. Qu’importe alors les points faibles, le plus réussi dans ce film c’est cette impression de dépasser la fiction, d’assister à une mise à nu, une confidence douloureuse. Le regard final est bouleversant.
JanosValuska
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le 3 déc. 2013

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JanosValuska

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