Angle mort
Il en est des personnages historiques comme des pièces de théâtre patrimoniales : à chaque fois qu’un metteur en scène s’y attaque, il se doit de livrer sa lecture, et prend soin, avec plus ou moins...
le 26 nov. 2023
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Sur le papier, il y avait vraiment moyen de faire en sorte que cette dernière (?) bataille de l’impérial Ridley soit âpre et disputée.
Certes, au vu de ses interminables Cent jours durant lesquels il s’est avili à produire des films aussi consternants qu’ Alien : Covenant ou Dernier duel, il aurait été naïf d’espérer de l’empereur en fin de règne un Austerlitz aussi inattendu qu’anachronique.
Néanmoins, à défaut d’une victoire éclatante était-on néanmoins en droit d’attendre un beau Waterloo, à comprendre une défaite certes, mais menée non sans panache ; un baroud d’honneur qu’on se rejouerait dans nos têtes des décennies et des siècles après, en se demandant quel aurait pu être le visage du cinéma mondial si cette bataille avait été remportée…
…Mais à croire que c’était trop demander.
Très rapidement, à défaut d’un Waterloo cinématographique, le film s’enlise dans une interminable Campagne de Russie. Le protagoniste Bonaparte vient-il à peine de triompher à Toulon que déjà les glaces de la Bérézina se fissurent sous ses pas balourds.
Mais avant d’aller plus en avant, chers lectrices et lecteurs, qu’une chose soit dite.
C’est que je vous vois déjà venir, pour certaines et certains d’entre vous. D’aucuns ne sont pas sans savoir que, chez moi, l’histoire n’est pas seulement qu'un centre d’intérêt ; qu’elle est aussi une profession. De là vous imaginez-vous peut-être que je viens ici vous jouer le rôle de la vierge effarouchée qui – face aux libertés prises par l’artiste – vient abattre son courroux indigné à l’encontre de celui qui s’est autorisé des transgressions que je jugerais bien illégitimes au sein d’un sanctuaire que je voudrais maintenir immaculé. Eh bien sachez que ce serait, dans mon cas, lourdement se tromper.
Pour ma part, la transgression ne me dérange pas tant qu’elle se fait au service du cinéma.
Ce n’est d’ailleurs pas comme si, avec le temps, on n’avait pas tous eu l’occasion de prendre connaissance du rapport que l’œuvre de Sieur Ridley entretenait avec l’histoire.
Des Duellistes à Mensonges d’État, en passant par Gladiator, Kingdom of Heaven, Robin des bois ou bien encore La chute du faucon noir, Scott a toujours su utiliser l’histoire comme un support plutôt qu’une fin en soi.
L’objectif a toujours été de retranscrire le souffle d’une épopée ; de saisir un instant de sacralité dans les lieux, dans les moments comme dans les gestes de noblesse.
C’est Marc-Aurèle qui pleure son idéal d’Empire par l’entremise de l’éducation ratée de son fils Commode. C’est Saladin et Balian d’Hibelin qui, malgré leur opposition, se retrouvent alliés sur le champ de la noblesse d’âme au moment de lever le siège de Jérusalem. C’est enfin ce même esprit chevaleresque qui est magnifié entre Ferris et Salaam, mais que la puissance américaine vient néfastement balayer d’un revers de main realpolitikienne…
Quand l’histoire est remaniée au service du cinéma, moi ça me va. Après tout, je ne me déplace pas dans les salles obscures pour qu’on y tienne colloque. Si je me déplace dans les salles obscures, c’est pour assister à une mise en branle de l’histoire – à une mise en mouvement – ce que Scott a déjà su faire à maintes reprises, quoi qu’on puisse en dire…
Donc oui à la transgression, mais à condition que celle-ci sache donner vie à quelque chose de plus grand qu’elle…
…Et c’est justement là que tout le bât se met vite à blesser concernant ce Napoléon, surtout au regard de l’ambition du sujet abordé.
Parce qu’à bien tout considérer que pouvait-on espérer de 2h37 de Napoléon ?
En réalité, beaucoup de choses. L’éventail de possibilités était des plus vastes.
Napoléon, c’était l’opportunité d’un classique (mais toujours efficace) récit tragique. Une tragédie ici à considérer selon l’acception classique du terme bien entendu. Un homme se hisse du chaos, porté par de nobles valeurs et de nobles projets mais il finit par chuter à cause de son hubris, n’ayant pas su comprendre que les raisons de son ascension ne tenaient pas à l’exception de sa personne mais à l’exception de son époque.
Napoléon, c’était aussi l’opportunité de questionner l’étrangeté d’un mythe qui survit malgré la réalité d’un bilan carnassier. Bien que tyran et fossoyeur de toute une génération de Français, Napoléon reste encore aujourd’hui source de fantasme et d’admiration. Voir comment s’est forgée la légende – et pour quelle raison – était en soi une belle opportunité à saisir pour un vieux sage tel que Ridley Scott.
Mais bon, même au-delà de ces perspectives, Napoléon ça pouvait être aussi et tout simplement un beau prétexte au spectacle dantesque ; enchainant les batailles épiques jusqu’à cet aboutissement morbide que furent la Campagne de Russie et Waterloo.
L’éventail des possibilités était large. Très large. Peut-être même trop large tant il est tentant de tout traiter alors que – clairement – trois heures n’y suffiraient pas…
…Et qu’a décidé de faire le grand Sieur Ridley de ce large éventail ?
Il l’a pris et s’est gracieusement torché avec.
Car, au bout du compte, quel Napoléon nous offre rapidement Ridley Scott ?
Déjà c’est un Napoléon vieux. Très vieux. Joaquin Phoenix affiche à l’écran quarante-neuf printemps quand le jeune capitaine, à la veille de partir pour Toulon, n’en compte que vingt-quatre.
Visage buriné. Voix usée. Jeu d’acteur consistant à mettre en évidence les failles émotionnelles du personnage… Dès le départ on est en droit de se demander si le film ne porte pas davantage sur Joaquin Phoenix lui-même plutôt que sur le jeune Bonaparte.
Déjà l’erreur de casting est manifeste.
Malgré tout, le début de film peut encore entretenir l’illusion.
On expédie rapidement le contexte historique par des raccourcis certes forcément réducteurs mais clairement pardonnables au regard des enjeux de l’intrigue. On insiste sur le chaos pour mieux contrebalancer avec les projets d’une famille en quête d’ascension sociale. Napoléon est présenté aux côtés de son frère. On explore les pensées qu’il entretient à l’égard de sa mère. On comprend bien comment cette vaste période de confusion est un terrain favorable pour que cette noblesse de seconde zone puisse user de tous les coups pour satisfaire ses antirévolutionnaires desseins, et cela tout en s’appuyant sur des révolutionnaires comme autant de marches vers le pouvoir…
De là, le siège de Toulon est-il l’occasion pour Scott d’illustrer ce que son introduction semblait pourtant s’évertuer à installer ?
…Eh bah non.
À la place de ça on a affaire à une scène de bataille assez plate – sorte de prise de Jérusalem du pauvre – qui ne sera émaillée que des multiples démonstrations de fragilité intérieure du personnage.
Un choix qu’on est en droit de considérer dans un premier temps comme une simple incongruité mais qui – et on ne sait pas encore – est en fait l’annonciation de l’angle choisi par Scott.
Parce que oui – et asseyez bien si vous n’étiez pas encore au courant – mais tel est le choix opéré par Scott parmi les multiples possibilités qui s’offraient à lui.
Scott a décidé de narrer et d’expliquer Napoléon au travers de ses traumas sentimentaux.
Pourquoi Napoléon recherche la gloire ?
Pour satisfaire sa mère, manifestement trop peu aimante.
Pourquoi part-il en Égypte ?
Pour en foutre plein la vue à sa jeune épouse Joséphine.
Pourquoi quitte-t-il soudainement le champ de bataille ?
Parce qu’il apprend que sa femme le trompe !
Et c'est comme ça jusqu'à son retour de l'île d'Elbe !
…Qu’il quitte parce qu’il apprend que Joséphine fricote avec le tsar !
Parlera-t-on du Bonaparte politicien ? Certainement pas ! Pire, on nous le présente comme quelqu’un qui se désintéresse de la question et qui se retrouve presque au pouvoir par le jeu des manipulations des autres !
En cela, le coup d’État de brumaire a vraiment quelque chose de grotesque dans son déroulement. Et que dire du justificatif de Talleyrand pour le consacrer empereur !
Explore-t-on la figure du stratège militaire ? Du mégalomane ? Du mythe qu’il échafaude tout autour de lui ? Encore moins !
Si vous vouliez voir de la bataille napoléonienne, autant vous dire qu’avec Sieur Ridley, vous allez pouvoir vous brosser !
Exit la Campagne d’Italie. Pour ce qui est de la Campagne d’Égypte, ça se réduit à trois coups de canon et un trifouillage de momie aussi long que ridicule (je ne rigole pas). Au bout du compte – et outre le siège de Toulon – seuls Austerlitz et surtout Waterloo auront droit à un traitement un brin conséquent de la part du réalisateur des Duellistes…
…Et encore ! Concernant Austerlitz, la retranscription de la bataille est autant réductrice qu’illisible. Elle déboule dans l’intrigue sans tension et se résume – comme souvent dans le film – a un dégueulis numérique affadi par une photographie digne des dernières productions du réalisateur vieillard.
Waterloo, de son côté, a droit à un traitement plus digne, même si les commentaires absurdes des uns et des autres pour expliquer ce qu’on est censé comprendre de ce qu’on voie, associés à une représentation très « plateau de jeu Risk » de la bataille – ne peuvent effacer la consternation généralisée que suscitent ces 2h37 extrêmement longues de ce Napoléon ; 2h37 qui sont d’ailleurs à la limite de l’insoutenable tant ce film passe son temps à nous imposer un ordre des priorités qui relèverait presque du mépris et de l’insulte permanents.
Car oui – et qu’on ne l’oublie jamais – la bataille, la politique, comme le mythe, ne sont que des détails dans ce film. Ils ne sont qu’une périphérie qu’il est d’ailleurs bien difficile d’associer à ce qui constitue le cœur du sujet : les traumas sentimentaux de l’Empereur.
L’essentiel du temps, on n’aura donc droit qu’à ça. Napoléon qui chiale en pensant à sa mère à Toulon. Napoléon gémit quand il apprend que sa femme le trompe en Égypte. Napoléon qui hurle au moment de se réconcilier avec sa Joséphine, et puis qui chiale à nouveau au moment de s’en séparer. C’est juste CONS-TER-NANT.
Pas de campagne en Italie MAIS des bals interminables où Napoléon affiche son amour avec sa belle.
Pas de discussion diplomatique et politique aux côtés d’un Sieyès ou d’un Talleyrand (ou si peu et si inconsistantes) MAIS de longues scènes de gringues lourdasses d’un Napoléon se comportant comme un ado attardé pour fourrer sa Joséphine.
Et puis enfin, pas une seule explication au sujet des multiples guerres que se mènent la France et ses voisins MAIS des scènes d’engueulade pas très sympas devant des témoins pas très ravis.
Phoenix passe son temps à faire du Phoenix et, à côté de ça, des détails historiques s’efforcent de graviter sans jamais exister. Le film en vient à mettre des étiquettes sur les gens et les moments histoire de dire les choses sans les dire.
Un aveu d’échec des plus grotesques en somme…
À bien tout prendre, ce film est juste un putain de pied de nez fait au spectateur.
Scott savait à quoi il s’attaquait en choisissant de faire un film sur Napoléon. Il savait qu’il s’attaquait à une montagne. Et on sent bien qu’il s’y attaque pour montrer que lui – tout Ridley Scott qu’il est – il est de ces rares auteurs à disposer de l’envergure nécessaire pour s’y attaquer…
Mais – tel un geste d’une rare arrogance – il décide en parallèle de ça de nous montrer à quel point il fait aussi partie de ceux qui – s’ils le décident – peuvent s’autoriser à ne pas se confronter frontalement à la difficulté de l’exercice auquel il prétendait pourtant pouvoir audacieusement se plier.
Non, Ridley Scott est au-dessus de tout ça, et il pense pouvoir le démontrer en traitant comme ça lui chante un sujet aussi monumental que celui-ci, comme si la dérision et le mépris suffisaient à témoigner de sa toute puissance.
Malheureusement pour lui – et pour nous – ça ne marche pas comme ça.
Et chercher à se laver les mains de sa plaisanterie en affichant en fin de film le bilan meurtrier de Bonaparte n'y changera rien.
En se livrant à cette vaste opération de défausse, Scott n'a fait que démontrer une seule chose, et cette chose c'est qu’il n’est qu’un empereur d’opérette ; une triste blague en fin de règne qui espère s’appuyer sur une gloire passée afin d'entretenir un aura qu’il n’a, de fait, plus du tout.
Triste façon de finir pour un triste sire.
Et encore, a-t-il seulement fini…
Seule l'histoire nous le dira...
Créée
le 23 nov. 2023
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