Angle mort
Il en est des personnages historiques comme des pièces de théâtre patrimoniales : à chaque fois qu’un metteur en scène s’y attaque, il se doit de livrer sa lecture, et prend soin, avec plus ou moins...
le 26 nov. 2023
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Alors, je vais être clair dès le début, je ne reprocherai pas à l'ensemble ses nombreuses inexactitudes historiques. Ce n'est pas un documentaire. C'est une fiction. On est d'accord. Hollywood et la vérité historique, ça a toujours fait deux. Ce qui ne l'a pas empêché du tout d'accoucher de quelques perles dans le genre du biopic ou du film historique. Si je vais défoncer cette purge, c'est pour d'autres raisons, bien plus légitimes.
Tiens, je commence par la forme, si vous le voulez bien. La photographie. Alors quand il fait froid, il y a un filtre grisâtre (de loin, le plus utilisé !). Quand il fait chaud, il y a un filtre jaunâtre. Voilà, c'est tout moche, tout lisse. Et pourtant, avec la multitude d'uniformes, les costumes en général, la diversité des extérieurs, la splendeur des intérieurs de palais, avec, en supplément, la possibilité de pouvoir s'inspirer de nombreuses sources picturales grandioses (Dieu sait qu'il y en a eu à l'époque de notre sujet !), le potentiel pour en foutre plein les mirettes était énorme. Là, c'est juste grisâtre et jaunâtre.
Je m'attaque aux batailles maintenant, sans mauvais jeu de mots. Bon, lecteur ou lectrice, avant que vous vous précipitiez pour me dire "ouais, mais ce n'est pas si mal !" en commentaire, vous allez me faire le plaisir de regarder le Guerre et Paix ainsi que le Waterloo de Sergueï Bondartchouk... là, tout de suite, si vous ne les avez pas vus, je vous l'ordonne. [plus de dix heures plus tard !] C'est fait ? À présent, osez me dire que la pitoyable rangée de centaines de figurants faisant face à une autre pitoyable rangée de centaines de figurants, c'est suffisant pour figurer, d'une manière crédible, les centaines de milliers de soldats plongés dans le chaos sanguinaire terrifiant qu'était Waterloo (en plus, il est dit plus tôt qu'il y a des centaines de milliers de soldats qui participent à la bataille, donc le spectateur est censé croire à ces chiffres gargantuesques dans le cadre du film !). Pour Austerlitz ? C'est juste quelques centaines de clampins qui tombent comme des cons dans de l'eau glacée. Oui, c'est tout. Pour l'ampleur, on repassera. Dans cette même optique, pour Borodino, c'est torché, vite fait, mal fait avec seulement une poignée de Russes planqués dans les fourrées et les cavaliers français qui déboulent sur eux dans la forêt et voilà, paf, c'est gagné. Et l'attaque qui conclut le siège de Toulon donne l'impression de s'être étendue sur cinq minutes. Ouais, donc, le film raconte que Napoléon a participé à quatre batailles en tout dans toute son existence. Ne serait-ce qu'au cours d'un dialogue, aucune autre n'est mentionnée. Ouais, c'est l'impression que dégage un récit conté à la truelle, lors duquel on passe du coq à l'âne du début à la fin (les événements de la séquence précédente ne semblant rarement liés, sur le plan humain, sur le plan de l'histoire, aux événements de la suivante ; d'ailleurs, cela contamine tout le film dans sa globalité, pas seulement les batailles !).
Et dans chaque épisode, le contexte n'est jamais abordé. Pourquoi Napoléon est allé se battre contre les Autrichiens et les Russes à Austerlitz ? Quelle importance ! Pourquoi est-il allé se geler les couilles en Russie ? Quelle importance. Ah si, il dit vaguement que le tsar l'a trahi. Sur quoi ? Comment ? Pourquoi ? Quelle importance ! C'est comme ça et ta gueule. Oui, parce qu'ils soient fictifs ou non, il faut fournir des motifs à ses personnages. C'est le niveau petite section de maternelle de l'écriture scénaristique.
Tiens, qu'est-ce que fait notre Corse en Égypte ? Tirer deux-trois boulets de canon sur les Pyramides, tripoter une momie et apprendre que sa femme est en train de le faire cocu. Ouais, cela valait le coup de traverser toute la Méditerranée pour ça.
Maintenant le Napoléon intime ! L'un des très nombreux gros défauts du long-métrage, c'est de ne pas avoir de véritable angle d'attaque. Mais, il y a quelques tentatives d'en utiliser un par le biais de la relation entre notre protagoniste et son épouse Joséphine de Beauharnais (je vais y revenir plus loin !). Alors si le Napoléon de Ridley Scott avait été un enfant de notre époque et non pas celui de la Révolution, il serait un minable incel qui posterait à longueur de journée des remarques sexistes et virilistes sur Jeuxvideo.com et qui a une meuf par je-ne-sais-quel miracle. Oui, Napoléon est ici un incel ado attardé, faisant de temps en temps sa petite crise, qui est parvenu au sommet que grâce à sa femme. Oui, c'est elle qui le dit. Comment ? Jamais montré (attention, je critique bien le fait que ça ne soit jamais montré, pas le fait que Joséphine soit présentée comme importante dans l'ascension de son Bonaparte d'amour ; et, en effet, historiquement, c'est vrai, notamment par le biais de certaines de ses relations qu'elle a introduites auprès de son mari, qu'elle a joué un rôle loin d'être négligeable dans la montée vers le pouvoir absolu de ce dernier !).
Ah oui, d'ailleurs, il est à se demander comment Napoléon a pu conquérir la moitié de l'Europe, vu qu'il n'est décrit que comme cela dans ce film. Son génie militaire incontestable, même pour ses plus féroces détracteurs ? Jamais montré ! Il n'y a absolument aucune scène lors de laquelle on le voit en train d'élaborer des stratégies pour avoir le dessus sur ses adversaires (bon, pour Austerlitz, je reconnais qu'on assiste, au moins, à un résultat d'une de ses ruses, mais c'est tout, c'est trop peu !). Les victoires ou les défaites lui sont livrées comme un Uber Eats, sans rien autour.
Et en ce qui concerne l'angle d'attaque sur l'en train de devenir et le devenu empereur avec Joséphine, il aurait pu fonctionner si cette version s'était concentrée exclusivement sur leurs relations de couple (en occultant les batailles et tout le reste !) ou si, carrément, cela avait été un biopic sur elle principalement. Mais ici, c'est juste noyé dans la somme trop considérable, trop gigantesque, trop incommensurable de l'existence extraordinaire, de la Révolution à Sainte-Hélène, de Napoléon.
Ce qui permet de faire la transition sur un autre très gros problème, la durée. Il est impossible de parler d'une partie considérable de la vie du Monsieur en deux heures et demie (j'enlève l'habituel interminable générique de fin !). Il y a tellement de choses à raconter qu'il faudrait minimum, même en expurgeant comme un malade, une bonne dizaine d'heures pour le faire (non, une version longue de quatre heures et demie ne change rien à l'affaire, tout en ne gommant pas les autres défauts !). Regardez, par exemple, pour son légendaire film de 1927, malgré un résultat très dense, ne laissant pas la place à la plus petite seconde d'ennui, Abel Gance a eu besoin de cinq heures et demie pour conter Napoléon de Brienne jusqu'au début de la campagne d'Italie... oui, cinq heures et demie (avec, il faut bien le préciser, quelques mises en contexte autour de la Révolution française, avec des figures comme Marie-Antoinette, Robespierre, Marat ou encore Danton pour bien souligner comment seule une telle époque a pu permettre à notre Napo national d'arriver là où il a fini par arriver !).
Et Joaquin Phoenix en Napoléon... bordel... bon, déjà, il a l'âge d'être à Sainte-Hélène et ça se voit. Cela se remarque encore plus quand il est aux côtés de Vanessa Kirby en Joséphine, treize balais de moins que lui (alors que, pour l'anecdote, la véritable impératrice avait six ans de plus que notre empereur... oui, je sais, pour la vérité historique, bref... par contre, avouez, pour le coup, que le sexisme a encore de beaux jours devant lui !). En outre, Phoenix affiche, du début jusqu'à la fin, la même tronche renfrognée en se contentant de se comporter en incel ado attardé… Euh, je me répète, mais vous pouvez me dire comment il peut être vraisemblable, une seule seconde, que ce type, tel que représenté dans ce caractère unidimensionnel, ait pu atteindre le sommet absolu, commander des centaines de milliers de soldats, et conquérir la moitié de l'Europe ?
Pour les personnages secondaires, il n'y en a pas, car pas le temps. Oh Barras, next, oh Lucien Bonaparte, next, oh môman, next, oh Talleyrand, next, oh Fouché, next, oh Alexandre Iᵉʳ, next, oh Marie-Louise, next, oh Wellington, next... Ce sont uniquement des apparitions, sans le plus petit soupçon de consistance, qui défilent et disparaissent à la vitesse de la lumière.
Cerise sur le gâteau, précédant juste le générique de fin, on a les chiffres effroyables des morts des guerres napoléoniennes, en faisant bien comprendre qu'il en est le seul et unique responsable... oui, le seul... et que c'est ça son unique héritage par la même occasion... voilà, c'est tout. Pour les millions de tués, les autres nations sont innocentes comme des agnelles venant de naître. Bon, admettons que ce soit un tyran sanguinaire, très très très méchant (ce qui aurait fait que le commentaire final ne semble pas sortir de nulle part !), s'astiquant, les yeux illuminés par le sadisme, en songeant aux morts qu'il a provoquées (après tout, Scott a le droit de le représenter de cette façon !), ben... je ne l'ai pas vu dépeint de cette manière dans le film... Non, je l'ai vu comme un vulgaire incel... enfin, bref, je ne vais pas me répéter. Il y a juste une conversation, vers la fin, avant Waterloo, entre les dirigeants ennemis, mettant en avant qu'il est une menace pour l'Europe, mais c'est tout. Rien n'indique avant qu'il en soit ainsi. Fourrer plus de séquences de ce type, montrant le point de vue de l'ennemi, tout au long du film aurait aidé à creuser un peu cet aspect.
Que Ridley Scott ne soit pas forcément capable de discerner un bon scénario d'un mauvais, je le savais depuis longtemps, qu'il soit trop amoureux de lui-même pour pouvoir être conscient de ses limites et se remettre en question, je le savais depuis longtemps aussi, mais il ne m'était jamais venu à l'esprit, qu'avec un tel sujet en or, il aurait été capable de faire de la merde.
Bon... je souhaite terminer sur du positif en vous conseillant de l'excellence (évidemment, c'est à vous de vous constituer votre propre opinion sur l'étron que je viens de défoncer avec ardeur !). Faites-vous les Bondartchouk, faites-vous le Gance, ça, ce sont de grands moments de cinéma autour de Napoléon. Il y a de grandes chances que vous kiffiez. Tiens, vous voulez un bon Ridley Scott, à une époque lors de laquelle il avait encore du talent, se déroulant pendant la période napoléonienne ? Ben, je vous suggère de vous jeter sur Les Duellistes. Comme cela, vous n'aurez pas la possibilité de m'accuser de n'avoir fait que du Scott-bashing.
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le 25 nov. 2023
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