Fébrile, j'ai attendu plusieurs années sa sortie, craignant d'être déçu par ce qui serait un film malade sans vraiment de structure, un monstre un peu indigeste, grandiloquent, pompeux comme on peut parfois critiquer la mégalomanie de Gance. C'est un cinéaste qui a une croyance folle dans son médium et dans ses capacités, jusqu'à imaginer pouvoir empêcher la guerre avec J'accuse 1938, repoussant les limites techniques, brevetant plusieurs de ses inventions, s'essayant à plein de formats et explorant plusieurs genres. Bref c'est un cinéaste immense à tout point de vue et pourtant c'est aussi un cinéaste un peu délaissé (peut-être un peu moins aux USA où il semble avoir eu une meilleure postérité). La faute à une grande filmographie inégale ? Des films longs et/ou difficiles à exploiter en salles ? Ou bien à un manque de visibilité et d'accès à sa filmographie ? J'ai l'impression que ses films sont en tout cas peu projetés, peu discutés et au final un peu oublié des cinéphiles. Ces dernières années, La Roue, J'accuse et enfin Napoléon dans sa "grande version" sont sortis et ont remis la filmographie du réalisateur sur le devant en France et c'est tant mieux.

Napoléon vu par Abel Gance est scindé en 2 parties un peu inégales, à ce point différentes à mes yeux que je me dois de les traiter séparément. Ce film était auparavant visible dans plusieurs versions aux longueurs et formats variables, notamment celle de 5h30 qui est la plus connue. En réalité, il a existe une vingtaine de versions et je n'avais encore jamais vues les précédentes. Autant dire que la découverte a été un choc.

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Première partie :

C'est une véritable montagne russe. Le rythme y est effréné, enchaînant les scènes d'action et les contextualisation historiques de manière très dynamique, avec peu de temps morts et surtout peu de cartons (comme cela peut être parfois un défaut dans les films muets historiques). Derrière nous à la cinémathèque il y avait 2 gamins d'à peine 10 ans qui ont vraiment aimé (j'avoue avoir été septique quand je les ai vu s'installer au départ). Mais ce Napoléon 1ère partie a quelque chose qui tient du roman graphique, très pictural, bourré d'inventions et de ruptures de rythme, se débarrassant de beaucoup de dialogues au profit de la mise en scène. Il suffit de quelques minutes, de cette scène de bataille de boules de neige hallucinante entre les enfants à l'école de Brienne pour saisir la beauté toute poétique de ce film, où le montage ultra-moderne (beaucoup de fast-cut) est complémenté par des jeux sur les échelles, des mouvements de caméra inhabituels pour l'époque, des changements de points de vue et une précision dans l'action et ses conséquences qui feraient passer beaucoup de film contemporains pour des copies désincarnées et surtout arriérées. C'est un flot discontinu d'images, libéré des canons, dévoué à voir autrement le monde part le prisme de la technique. Dans la ligné de films avant-gardistes qu'il a réalisé étant plus jeune comme son Docteur Tube (1915), et de certains autres réalisateurs tels Germaine Dulac et sa Coquille de Clergyman (1927), Jean Epstein avec sa Maison Usher (1926) ou même Teinosuke Kinugasa et sa Page Folle (1926), Gance manie les surimpressions avec une liberté et un goût de l'expérimentation qui me touche particulièrement. Le climax du prologue étant véritablement cet instant où le visage démultiplié du jeune Napoléon se retrouve pris dans un torrent de ruptures agressives, le détachant totalement de l'action, l'élevant déjà comme personnage omniscient. Le génie militaire est né.

Lors de ce prologue, Napoléon enfant (porté par un superbe acteur au passage) se lie d'amitié avec un personnage - Tristan Fleury -, qui le suivra à chaque étape de sa vie, depuis les tranchées de neige jusqu'aux tranchées de sang. J'ai beaucoup aimé cette idée de figure récurrente qui ne soit pas rattachée à l'Histoire (il y en a déjà beaucoup dans le film), une figure humoristique qui plus est, un peu comme double du spectateur, qui personnifie l'admiration dont Napoléon a fait l'objet tout en apportant une touche d'humanité et d'humilité. De même, j'aime la façon dont une scène dans une taverne en Corse peut être embellie par la présence des enfants, par les à-côtés, Gance n'oubliant jamais de créer des ruptures de ton dans ce film qui aurait pu être une apologie constante d'un personnage historique aux actions plus que contestables. Ce qui l'intéresse, c'est de faire un film fou, démesuré, à l'envergure inhabituelle, à l'image de ce Napoléon qui se mue bientôt en héros de film d'aventure à dimension épique, bravant les interdits, les condamnations à mort et se hissant parmi les plus grands grâce à ses exploits. Lors d'une scène en classe de géographie, le ton à priori anodin se transforme soudain en un coup de gong annonciateur, angoissant et mystérieux, lorsque l'île de Sainte-Hélène apparaît sur le tableau. Gance aurait-il voulu tourner le reste de la vie de Napoléon ? Aurait-il souhaité filmer les défaites, l'exil voire la mort ? En tout cas ces quelques instants sont bien plus qu'un simple clin d'œil au spectateur. En tout cas, le fait qu'il ne traite dans ce film que de l'ascension de Napoléon, en s'arrêtant jusqu'aux campagnes d'Italie, est certes classique mais cohérent avec la volonté de dépeindre un homme qui va être pris d'un idéal fou, à priori impossible, celui de rassembler les peuples d'Europe. Quelque part, Gance est Napoléon, de même qu'il était le héros visionnaire de J'accuse 1938 qui voulait pacifier le monde. Le cinéma pour faire l'impossible.

Cette première partie est aussi le théâtre des prémices de la Terreur, portée par un trio dont le film fera à la fois des monstres sacré (Les 3 dieux) mais aussi des figures plus nuancées. Robespierre, Marat et bien sûr Danton. Là encore, la vision de Gance sur la période historique qu'il traite est très intéressante et ne s'arrête pas à une reconstitution statique et programmatique des évènements. Depuis ce tatouage mal écrit sur le corps d'un révolutionnaire, le ton parfois absurde des scènes, la dégaine du trio légendaire (Marat étant joué par un Antonin Artaud tout aussi illuminé que dans le Jeanne d'Arc de Dreyer), jusqu'à cette représentation de la Marseillaise, on sent clairement un goût pour écrire ce qui pourrait être un grand roman national, avec tout ce que cela implique comme simplifications, altérations et goût pour le sensationnel. La marseillaise justement, morceau de cinéma magnifique où tous les codes du muet sont soudainement interrompus pour laisser place à des voix qui viennent habiter les bouches des acteurs, entonnant tout d'abord maladroitement puis plus précisément ce chant qui sera autant l'hymne de la France que celui de Napoléon (voir seconde partie du film). La scène était tellement belle que le public a applaudi immédiatement. Gance replace la marseillaise comme la chanson révolutionnaire fédératrice qu'elle a toujours été, et qui malheureusement avec le temps, est devenue cantonnée aux évènements sportifs, dévoyée, voire symbole de la droite raciste. Bref, un non-sens historique que le film nous permet rétrospectivement de constater.

Si Napoléon peut être ainsi vu comme un film à caractère historique, sa dimension de mélodrame épique et également à souligner. La course poursuite à cheval en Corse est un moment d'action intense qui tient vraiment en haleine. De même, les émotions fusent facilement lors du retour de l'aigle sur le canon, des retrouvailles dans la maison familiale et même lors des secondes retrouvaille sur le bateau. Il y a quelque chose de terriblement efficace dans ces scènes qui dépasse largement leur seule portée scénaristique. La force de cette première partie culmine par ailleurs avec une séquence d'une grande modernité, où Gance monte en parallèle le combat dantesque à la Convention de Paris et la lutte de Napoléon pour survivre à une tempête sur son bateau en Corse. La houle se change en marées humaines, les roulements de tambour se meuvent grondements d'orage, les éclats des voix deviennent des chocs contre l'embarcation. Plus encore, la séquence contient quelques plans aux mouvements ahurissants qui plongent littéralement dans la Convention, épousant les vagues. Rien que pour des scènes de cette puissance, le film vaut entièrement d'être vécu.

Je ne m'étendrai pas plus sur le siège de Toulon et son rouge magnifique qui est un morceau de bravoure de cinéma tout aussi impressionnant et marquant. Je risquerais de me répéter. Passons plutôt à la suite.

Seconde partie :

Le rythme du film devient plus inégal. Si les intrigues politiques avec l'assassinat de Marat et la chute des grandes têtes de la révolution sont captivantes, le côté didactique du versant historique de cette seconde partie finit par l'emporter sur l'inventivité. Il n'y a presque plus de scènes d'action à proprement parlé, et la narration devient aussi plus linéaire. On redoute que le film perde un peu son personnage principal à trop s'étaler sur la Terreur, mais l'humour autour des "mâcheurs de dossiers" donne aussi de belles respirations et le réalisateur ne cesse pas d'avoir de belles idées ça et là, notamment lorsque Danton dans son bureau est saisi par la silhouette d'une guillotine qu'il croit voire sur son bureau, créée par les ombres de son matériel de travail. In fine, Napoléon reprend la pleine puissance du film lors de sa libération et de sa rencontre avec Joséphine dans une séquence de bal des victimes démesurée où le goût de l'opulence inspire à Gance de très belles trouvailles. Avec ses teintes rosées, cette grande scène a là encore le bon goût de ne pas forcément reconstituer fidèlement l'époque, tout paraissant plus moderne, peut-être un peu teinté par les années folles et les délires sur les robes et les coiffures très stylisées. Par la suite, j'aime au départ beaucoup comment la relation entre Joséphine et Napoléon est représentée, amenant des situations vraiment drôles (le rendez-vous silencieux, le mariage), touchantes aussi (avec les gamins), puis émouvantes (avec le départ de Napoléon pour la campagne).

Cependant, certains tableaux, bien que courts, brisent un peu la logique et le rythme du film. Je pense notamment à Violine (la fille de Fleury) dont le personnage se résume à être une admiratrice de Napoléon, jusqu'à construire un hôtel à sa gloire et à fabriquer une cérémonie de mariage dans sa chambre. Certes, le moment où Joséphine rejoint Violine devant l'hôtel pour prier à ses côtés est plutôt beau, mais cet aspect du scénario semble presque parasiter le reste du film. Rétrospectivement, l'incursion du personnage de Violine dans l'histoire de Napoléon a peut être à voir avec les motifs récurrents du réalisateur et son goût pour les amours impossibles, tout comme dans J'accuse 1938 où mère et filles admiraient et aimaient le même homme. Peut-être est-ce le débordement du réalisateur qui aime s'imagine être aimé par plusieurs femmes ? Finalement, même si ces scènes sont moins importantes, elles restent très innocentes (pour ne pas dire écries à l'eau de rose) et permettent tout de même de créer une véritable aura autour du personnage et de construire un peu plus sa légende. Légende qu'il sera définitivement lors de sa campagne en Italie.

Si la seconde partie est plus courte, elle est également moins riche en terme de scènes, puisque à peine Napoléon se marie qu'il part déjà pour le front, avec pour tâche de remotiver et réordonner les troupes alors en piteux état. Sans forcément être un défaut, ce changement de vitesse peut néanmoins désarçonner et globalement j'ai eu l'impression que la plupart des spectateur avaient préférés la première partie. Personnellement, la très longue séquence finale me suffirait presque à penser que la seconde partie égale la première, tant sa construction et son exécution sont exemplaires. Avec seulement quelques jours pour remettre en marche des milliers de soldats à bout, mal vêtus et mal nourris, Napoléon parvient à s'imposer dans le commandement qui le considère très froidement au départ (étant très jeune il est vu comme un arriviste), à insuffler au travers d'un discours et de sa prestance une véritable fougue et à forcer le respect des plus septiques. Patiemment, Napoléon s'impose de lui-même, jusqu'à déborder même de l'écran pour la dernière grande expérimentation du film, qui tendra vers l'infini. Alors que l'écran s'ouvrait, triplant les points de vue, une émotion si rare de spectateur m'a prit. Celle d'être en face d'une véritable œuvre d'art entièrement dévoué à narrer par l'image et non les mots, par le biais d'une grande inventivité certes, mais aussi d'une générosité implacable. La générosité des procédés techniques présente transformés en triptyque, où les soldats couvriraient maintenant l'entièreté de la pupille, pour ne pas dire de la salle de cinéma.

Ce final offre le genre de sensation de grandeur qui est habituellement réservée au théâtre ou à l'opéra, lorsque tous les autres arts semblent êtres conviés à la cérémonie, lorsque les frontières s'ouvrent, les rideaux tombent ou que les acteurs sortent de la scène. Il y a quelque chose de fondamentalement troublant et en même temps d'évident avec cette Polyvision, qui a permis à Gance d'inventer en une seule séquences tellement de choses. Split screen bien sûr, mais aussi dédoublement et inversion des images sur les deux côtés, surimpressions des scènes avec le visage de Joséphine qui envahit tout, intertitres encore plus marquants de part leur nouvelle configuration, et bien sûr colorations reprenant celles du drapeau français. Il y avait un sentiment d'extase commun dans la salle, sublimé par la musique bien sûr, tout droite extraite de Mozart, qui était en parfaite adéquation avec ce grand moment. Le film déploie tout son imaginaire, ne s'embarrassant pas de nouvelles scènes de bataille que l'on a déjà très bien vues lors du siège de Toulon, il va plutôt chercher les détails, les petites choses, les éléments, les visages, les oppose avec la grandiloquence du moment, il termine même sa course sur l'eau, et un regard perdu dans le lointain. Tel un recueil poétique, il énumère, oppose, superpose, joue avec les images comme avec les mots. Tout le film semble repasser devant nous, tronqué, dupliqué et altérée jusqu'à l'abstraction. C'est cette séquence qui me fait dire que ce Napoléon est en fait une quête de l'absolu. La quête folle d'un réalisateur qui veut toucher le sublime par le grand et qui l'a finalement atteint lorsqu'il a tout découper pour arriver au petit.

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Avant de conclure il me faut parler d'un point très important qui entoure la restauration de ce film. Le travail colossal qui a été apporté se ressent dès les premiers instants et de faiblit pas tout du long, c'est complètement fou. Ce projet lancé en 2014 se termine presque 100 ans après la toute première projection du film en 1927. Et je suis tellement heureux d'avoir pu assister à cet évènement. L'importance de ce film dans le paysage cinématographique est évidente et reste à saluer, mais plus que cela, c'est un superbe film tout simplement. Un film qui se suffit à lui-même et qui file bien plus vite que beaucoup de métrages contemporains, véritable leçon de rythme et de narration active dans sa première partie. Un film qui a clairement été choyé par les équipes lors de la restauration. Si l'image est magnifique, la musique a été aussi particulièrement soignée. La bande-son, d'une durée quasi égale à celle du film regorge de bons choix et surtout n'abuse d'aucun morceau trop connu. Depuis la diversité des quasi 100 compositions, de leurs arrangements jusqu'à leur utilisation dans le film, tout est fait pour accompagner au plus près l'action. Beaucoup de musiques fonctionnent si bien que l'on jureraient qu'elles ont été écrites spécialement pour les scènes. Si le répertoire est surtout dominé par le classique, il y a quelques pièces plus récentes qui font aussi plaisir. Car si les films muets peuvent se passer entièrement de bande originale, une mauvaise musique peut très clairement ruiner l'expérience. Ici, ce n'est clairement pas le cas et cela participe grandement à faire de ce film le monument qu'il avait dû être à sa sortie, et sans doute même à en donner une version encore supérieure.

Conclusion : allez voir ce film qui souffre malheureusement d'une sortie presque uniquement sur Paris, un comble pour un film aussi universel.

Narval
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le 20 juil. 2024

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