À dix-huit ans, Chantal Akerman réalise «Saute ma ville» dans lequel elle fait exploser sa cuisine (ou plus vraisemblablement celle de ses parents). Puis elle s'en va en Israël. Là, sans crier gare et sans avertir personne, elle prend l'avion pour New York où elle restera plusieurs mois. Six ans plus tard, Chantal Akerman revient sur les lieux de ce séjour et tourne «News from home». Il serait injuste de cataloguer seulement ce film comme expérimental car il est bien plus que cela.
Son procédé est minimaliste: pendant 85 minutes, le spectateur voit essentiellement des plans fixes. Sinon, cinq mouvements de caméra et deux plans-séquences. Le son est fait de bruits urbains et de lectures de lettres écrites depuis la Belgique par la mère de Chantal Akerman. C'est cette dernière qui les lit, sur un ton compassé et un peu pressé.
Du début à la fin, News from home interpelle le spectateur. En fait, le film de Chantal Akerman est entièrement construit sur le principe du hors champ poussé dans ses derniers retranchements. Ce n'est pas l'auteur des lettres qui lit, mais la destinataire, laquelle n'est visible à aucun moment. Dans le premier plan, comme en guise d'avertissement, on voit une rue en entendant des bruits urbains hors champ. Égrenées peu à peu, les missives ne sont que d'affligeantes banalités. « Je t'embrasse tendrement, ton père, Sylviane et toute la famille aussi ». Nous étions invités chez les X et avons été très bien reçus. Devine avec qui Y se fiance ? Ton père a souffert d'un abcès à la gorge. Je ne vais pas bien mais je ne veux que ton bonheur. Écris plus souvent. Quand est-ce que tu vas enfin rentrer ? Pendant ce temps, des rues et des immeubles rectilignes. Des voitures. Des gens, assis ou debout, sur un trottoir, dans le métro. De jour, de nuit. Le tout somptueusement filmé façon hyper réaliste.
Laissé à lui-même, le spectateur doit trouver les clés. Comme si l'écran sur lequel le film est projeté était le souvenir-écran de Freud qui empêche de dire clairement les choses. Peu à peu pourtant se devine en filigrane le drame indicible de Chantal. Le quotidien petit-bourgeois de sa famille, les sempiternels problèmes du magasin de fringues de son père, le besoin de conformité absolue de ses parents, le bonheur emprisonné. La formule la plus vaine, répétée à la fin de chaque lettre, «toute la famille t'embrasse» ne fait que dénier, comme pour mieux le souligner, le fait qu'une bonne partie de celle-ci a disparu dans les camps de concentration. Pour échapper à ce marasme intellectuel et à cette immobilité affective, il ne restait que la fuite à New York sans la moindre explication. Les quartiers glauques magnifiés. Les inconnus sublimés. Le mouvement de la ville glorifié. Des images fixées à jamais dans une mémoire jusque-là aseptisée: bouches d'incendie ouvertes pour rafraîchir les rues pendant les nuits d'été, un homme qui tente d'enlacer une femme sur un quai de métro, un enfant avec une mitraillette jouet dans une voiture. Pour faire le vide. Pour oublier.
Avec trois fois rien, Chantal Akerman interroge l'humanité. Car tous ces gens que l'on voit, indifférents, gênés ou rendus curieux par la caméra, pourraient aussi être les destinataires de ces lettres. Chacun d'eux a une histoire intime qu'il traîne avec lui dans l'anonymat de la ville. Ou qu'il camoufle en s'y fondant. Ainsi, la réalisatrice donne à son expérience personnelle une dimension universelle.
Puis vient le temps de l'apaisement. La New York verticale, bruyante et écrasante s'éloigne et se fond dans la brume. Tout aussi aliénante, la ville a fini par faire contrepoids en quelque sorte à cette mère plate, geignarde et tentaculaire. Chantal peut rentrer.