Inhabituel dans le paysage cinématographique français, ce film qui traite sans détour de l’esclavage intrigue malgré quelques longueurs et surprend à la fois par son audace thématique et par sa réalisation soignée.

1759, Isle de France (actuelle île Maurice). Massamba et Mati, esclaves dans la plantation d’Eugène Larcenet, vivent sous le joug de la peur et du labeur. Lui rêve d’affranchir sa fille, elle, de quitter l’enfer vert de la canne à sucre. Une nuit, elle décide de fuir. Madame La Victoire, une célèbre chasseuse d’esclaves, est alors engagée pour la retrouver. Massamba n’a d’autre choix que de s’évader à son tour. Par cet acte, il devient un « marron », un fugitif qui rompt à jamais avec l’ordre colonial.

Le cinéma français, contrairement à d’autres, n’hésite pas à se confronter à son passé. On ne compte plus les films traitant de la guerre d’Algérie ou de l’occupation allemande. On trouve plus difficilement des films ayant trait à la tragédie de l’esclavage. L’honnêteté intellectuelle nous impose de prendre en compte le coût des films historiques et en costumes qui, j’imagine, a largement contribué à cette absence. Il convient donc de saluer l’audace d’un premier film qui ose s’aventurer du côté de l’ambition cinématographique.

L’approche de Simon Moutaïrou est aussi directe qu’intense, tout comme celle de Steve McQueen dans 12 Years a Slave, avec une mise en lumière crue de la violence physique et psychologique subie par les esclaves. On voit autant les coups de fouet lacérant les peaux des esclaves que le bourrage de crâne des exploitants légitimant la supériorité de certains êtres humains sur d’autres. On est mis face à l’une des tâches de notre histoire, comme si quelqu’un nous asseyait de force devant un écran et qu’on nous y maintenait pour nous confronter sans détours.

Il faut saluer la grande qualité de la reconstitution. Certes, le film se déroule sur les trois quarts de sa durée en forêt ou dans des décors naturels. Mais la reconstitution de la plantation de canne à sucre est très soignée, surtout pour un budget de 8 millions d’euros (assez élevé pour un film français, mais relativement bas pour un film historique).

Ce qui m’a beaucoup plu, et c’est assez rare dans le panorama du cinéma français, c’est l’aspect très physique du film. Beaucoup de scènes montrent des corps en gros plan (les dos lacérés des esclaves, les visages très expressifs de ces derniers). On ne compte plus non plus les scènes de courses-poursuites intensives et de combats. La manière dont les corps sont filmés, en gros plans, accentue cette brutalité, rend le film très sensoriel et immersif.

Le film s'attache à offrir des moments de respiration à travers des scènes ésotériques et spirituelles. Il souffre à mon avis de quelques longueurs à ce moment. C’est intéressant que le réalisateur ait voulu enrichir la représentation de ses personnages d’esclaves avec une profondeur culturelle et spirituelle. Mais, en ponctuant régulièrement le récit, ces scènes interrompent l’action sans jamais la faire avancer et s’avèrent répétitives.

La très belle idée du film est d’adjoindre à deux acteurs assez peu connus, Ibrahima Mbaye (dans le rôle du père) et Thiandoum Anna Diakhere (dans celui de la fille), tout un pan du cinéma français. A commencer par le désormais incontournable Benoît Magimel qui n’a jamais mieux utilisé sa voix cassée et mielleuse, son physique rond et bonhomme pour exprimer toute la perversité de son personnage. Inattendue dans le rôle d’une chasseuse d’esclave, la non-moins incontournable Camille Cottin surprend. Depuis son rôle dans Dix pour cent, on ne l’attendait pas dans un rôle aussi physique. Également à l’affiche, Felix Lefèvre et Vassili Schneider sortent de leurs emplois habituels de beaux minets pour interpréter des rôles plus complexes. Un fils d’esclavagiste sensible au courant des Lumières pour le premier, le fils d’une chasseuse d’esclave violent pour le second. Cette association entre tous ces acteurs ajoute au film une dynamique intéressante.

Enfin, j’ai vraiment été bluffé par la grande qualité et la mobilité de la mise en scène. Tout d’abord, la photographie du film est absolument superbe, très lumineuse. La nature est admirablement filmée. L’utilisation de la steadicam pour créer des mouvements fluides et suivre les personnages dans leur course ajoute à l’intensité du film, tout en sublimant la nature. Ce film est une tentative ambitieuse et globalement réussie avec une esthétique marquante dans la mise en scène.

Noel_Astoc
7
Écrit par

Créée

le 3 nov. 2024

Critique lue 18 fois

Noel_Astoc

Écrit par

Critique lue 18 fois

D'autres avis sur Ni chaînes ni maîtres

Ni chaînes ni maîtres
Cinephile-doux
5

La douleur marron

Il y a lieu de louer Simon Moutaïrou d'avoir choisi de traiter le thème de l'esclavage, lié au colonialisme des grandes puissances du passé, en l'occurrence ici, la France, dans le territoire appelé...

le 20 sept. 2024

21 j'aime

Ni chaînes ni maîtres
the_stone
7

Un témoignage historique précieux

Autre lieu, autre époque. Ni chaînes ni maîtres raconte le destin de Massamba et sa fille Mati, esclaves dans une plantation de canne à sucre à l’île Maurice au XVIIIème siècle. En abordant le sujet...

le 14 sept. 2024

19 j'aime

4

Ni chaînes ni maîtres
PatrickAnalyse
5

Dommage que ça ne parle pas assez de l’esclavage

Les français aiment glorifier leur histoire pour mieux en effacer ses pages sombres. Pour une fois le cinéma français s’attarde sur la période de la colonisation et de l’esclavage. Si le sujet est...

le 23 sept. 2024

7 j'aime

2

Du même critique

Spencer
Noel_Astoc
4

Princesse déchue

‘Spencer’ était un biopic qui promettait beaucoup car Pablo Larrain en a réalisé deux, l’un sur l’écrivain Pablo Neruda et l’autre sur la première dame Jackie Kennedy, et Kristen Stewart avait déjà...

le 2 janv. 2022

20 j'aime

2

Alphonse
Noel_Astoc
7

C'est gigolo comme tout !

Sortie en catimini sur Amazon Prime et quasi-unanimement décrié par la critique, la série de Nicolas Bedos vaut pourtant le détour, si l’on se base sur les trois premiers épisodes disponibles. Drôle,...

le 14 oct. 2023

16 j'aime

Les Volets verts
Noel_Astoc
4

Acteur drama-toc

‘Les volets verts’ promettait beaucoup par ses atouts : Simenon, Depardieu, Ardant. En résulte un film dont on pourrait dire qu’il est de « qualité française ». Il est surtout ennuyeux, sans rythme...

le 28 août 2022

15 j'aime

1