Je connais le Pakistan. Ses coutumes, ses mœurs, ses us. Mon grand-père l'était, Pakistanais. Ma mère, sang-mêlée, n'a heureusement jamais eu à subir les affres d'un mariage arrangé, absurde, traditionnel. Tout n'est pas allé de soi, mais le métissage ayant eu raison de la tradition, je n'ai aperçu que de loin ces histoires tragiques, toujours souillées par le sang, tôt ou tard.
Cette digression autobiographique n'est destinée qu'à faire taire ceux qui m'accuseront d'avoir mal compris un message qui, à mes yeux, est clair, et plus nuancé que ce que les gratte-papiers du Monde ont pu déceler.
Zahira est jeune. Zahira est belle. Pas si naïve, elle vit avec son temps. Elle folâtre avec quelques garçons. Ce n'est pas une "pute". Mais ce n'est pas une sainte non plus. Elle prie, porte son foulard, parfois. Par conviction, pour être tranquille ? Préserver les apparences ? On ne le saura jamais. Elle s'interroge, tout le temps, sur sa vie, ses péripéties. Elle prend son temps. Elle jauge les hommes qui lui tournent autour, avant de leur donner sa confiance. Elle ne fait rien sur un coup de tête, encore moins lorsque son avenir est en jeu. Elle est lucide, intelligente. Mais sa famille ne l'entend pas de cette oreille. Noces est un sublime pavé dans la mare, et appuie d'un doigt blanchi jusqu'aux jointures sur le cœur du problème, le nerf de la guerre. Comment concilier l'époque moderne, l'Europe occidentale, libre, aux mœurs censés garantir un affranchissement total de toute barrière empêchant l'épanouissement de l'individu-roi et l'héritage oriental, pour lequel rien n'est gagné. Le Pakistan, pays maudit, méconnu, méprisé, a replongé depuis presque trente ans dans les cauchemars d'un radicalisme vivace, alimenté par les Talibans en cavale. Les règles implicites de la communauté ont la vie dure, jusqu'en plein cœur de la Belgique moderne. Facile pour ceux qui prônent l'amour des peuples de fermer les yeux sur une réalité dure, opaque : tous n'avancent pas à la même vitesse, et pourquoi seraient-ils donc obligés de le faire ? Qui, en effet, pourrait légitimement juger un homme ayant grandi dans un carcan familial à la fois chaud et étouffant, garantissant une proximité sociale que nous autres, fruits du parfait melting-pot, avons perdu ? Un père pakistanais ne juge pas les femmes célibataires à foison. Un père belge pourrait-il alors juger les mariages arrangés qui pullulent depuis des siècles ? Aucune réponse n'est dicible. La liberté de choix et de conscience est toujours contrecarrée par la souffrance des proches de Zahira. Prisonniers des traditions (mais ne le sont-ils pas par choix, eux aussi...?), incapables de passer outre un certain degré de tolérance. On peut marier sa fille avec un parfait inconnu via Skype, mais on ne peut envisager une rupture totale avec le modèle. Le prix à payer serait trop élevé : honte, déchéance, isolement...
La douleur qui se lit sur les traits du père humilié par la fille fugueuse n'est pas feinte. Elle est aussi touchante qu'est puissante la détermination d'une gamine cherchant juste à trouver un chemin différent de celui d'une sœur aînée, autrefois modèle.
Le débat est éternel, le conflit de générations et de culture, omniprésent. Personne ne peut juger. Les altermondialistes, les rêveurs prônant amour libre et union planétaire ne pigent rien. Le monde n'est pas manichéen, ni blanc, ni noir. Si nos civilisations s'éloignent, se renferment dans des rites rassurants ou au contraire se sentent exaltés par une course au libéralisme sur tous les plans, alors tout débat est quasi-vain.
Les féministes hurleront qu'une femme est aussi libre qu'un homme.
Les conservateurs soulèveront l'importance des origines, de préserver une tradition vouée à mourir plus à l'Ouest.
Les bien-pensants jetteront la pierre au père qui ne comprend pas.
On ne peut pas tout résoudre avec la pensée. Il est certaines décisions, certaines conséquences qui dépassent de loin la petite révolution féministe/culturelle/sociale et j'en passe qui fait frissonner ma génération, et pousse certaines femmes à se complaire dans le "me too" sur Facebook, s'élevant comme victimes et indépendantes à la fois.
Je ne cautionne guère le mariage forcé.
Mais je n'approuve pas les dérives de ma propre société.
Le culte des racines n'est pas qu'une dérive communautaire et passéiste.
Tout le monde ne peut pas juste se contenter de "vivre avec son temps".
Tout le monde ne peut pas s'affranchir de ses origines sans à en craindre les répercussions.
Tout le monde ne peut pas se permettre de "sortir de son pot".
Même si le sang doit couler pour ça.