Le cinéma hollywoodien, ou du moins celui qu'on pourrait appeler « d'auteur », celui-là même qui, ou du moins veut-on l'espérer, semble retrouver cette année le succès populaire, se veut aujourd'hui auto-réflexif. C'est que, alors que la notion de cinéma se perd dans le film de super-héros et dans le film à licence, dont le contenu visuel ne sert qu'un narratif sériel et un univers commercial, le public semble tendre naturellement à des gestes de retours aux images de cinéma purifiées, ou plutôt justement aux images multipliées, déchaînées, qui ne soient pas asservies. Ce cinéma là choisit alors le méta : en prenant pour thème sa propre essence et son devenir, il s'ouvre vers l'avenir de son art. Essentialiste, c'est bien alors ce qu'était quelque part Top Gun : Maverick, film qui, se centrant sur la place d'un Tom Cruise vieillissant dans son industrie, perpétuait un certain cinéma mécanique, sans perdre l'organique, par l'alchimie de Cruise et son avion de chasse F-15. Plus récemment, et avec cette fois-ci ce qui se rapproche plus d'un véritable réalisateur, Jordan Peele et son nouveau long-métrage Nope, blockbuster spielbergien (et aux accents de Shyamalan) de l'été, seraient alors en comparaison bien existentialiste.
Chantre, aux côtés d'Aster et d'Eggers, de ce qu'on a appelé l'« elevated horror », le cinéma de Peele, et c'était paradoxalement son principal défaut, s'est toujours voulu profondément intellectuel, ou plutôt intellectualisation de son genre, l'horreur, par des messages sociaux (le racisme de Get Out) ou bien par des thématiques revenant aux sources du genre, et de sa peur (le postulat de doppelgänger d'Us). Seulement, cette élévation, par essence prétentieuse, se perdait dans des complications alambiquées qui justement empêchaient tout retour aux sources, fioritures de scénariste.
Nope, on l'a vite compris, représente alors un tournant dans la filmographie de Peele, ne serait-ce qu'à cet égard. Encore une fois, et plus que jamais, le geste interroge le genre horrifique, qui se dilue dans le flux d'images pour se mêler avec science-fiction, comédie (on avait déjà reconnu les brimades du co-créateur de Key & Peele dans ses précédents films) et même western, mais cette fois-ci plus globalement son art, à travers cette histoire de traqueurs d'ovnis. Mais surtout, Peele ne se désamorce plus dans des ficelles scénaristiques complexes mais sans aboutissement. Au contraire il semble embrasser avec grâce une certaine simplicité : là où le concept de doppelgänger découlait en un monde parallèle nanardesque, ici, l'ovni, nope (« Not Of Planet Earth »), est pris comme un principe abstrait (on a comparé, et très justement, le nuage immobile, comme une malformation de la nature, à celui de Magritte), symbole ultime, puisque alien, de l'élément étranger, ou, dirait-on en littérature, de l'élément perturbateur, le fantastique qui débarque dans le réel.
Comme souvent, cet élément n'est pas tant un rejet de la faute vers l'inexplicable, mais un simple déclencheur de la folie intime, dans le film, celle de la poursuite de l'image.
Peele poursuit ainsi une forme lynchienne qui le taraudait depuis 2017, l'exploration des failles inhérentes à l'Homme (racisme d'une Amérique idéalisée dans Get Out, double maléfique évidemment dans Us), de manière moins évidente, mais avec une limpidité qu'il n'atteignait pas auparavant. C'est ce que démontre l'objet de la chaussure, qui fascine et questionne : perturbant le spectateur qui s'attend à un pay-off de ce set-up, il n'est pas utile au scénario (ou du moins pas en apparence), mais nécessaire à l'image, symbole riche, passionnant de l'étrange tout autant que du miraculeux, à l'image de toute la séquence de Gordy, le singe, qui se dévoile progressivement en lambeaux psychologiques, en réminiscences fragmentées, un peu comme le ferait un rêve chez David Lynch.
Dans le même temps, cette pureté du symbole se mêle à une ambition protéiforme qui délivre le long-métrage d'une prévisibilité et d'un sérieux excessif, et incarne le cœur du film : de la même manière que le genre du film est multiple, l’œuvre ne se contente pas d'être un traité théorique, mais se déploie avec singularité. L'apparition de l'ovni ne suit pas ainsi la voie habituelle de la crainte à la fascination. Au contraire, dès le départ, l'étrange est vu comme une composante normale du monde, sur Terre où l'on échange sereinement théories farfelues, sources d'approvisionnement de notre imaginaire, jusque dans le ciel où le vaisseau pourrait très bien être un phénomène météorologique. D'où la réaction des personnages qui, plutôt que de se questionner puis de s'inquiéter, veulent dès le départ profiter d'une vache à lait aussi domestiquée que leurs chevaux.
Le spectacle, entendu au sens festif d'abord, est alors omniprésent, que ce soit avec la banderole colorée qui pendouille du fameux nuage ou avec le show de Jupe, Steven Yeun en cow-boy star. Le sinistre devient comme une farce, menaçante, renvoyant surtout ses personnages à des sortes de pantins impuissants.
Cette accumulation de spectacles, qui renvoie d'abord bien sûr à Debord, le fantastique étant ingéré, digéré et finalement anesthésié, mis en vitrine, convie ensuite, dans le sens latin de « spectacle », le cliché, le cliché double, représentation factice du monde et image fragmentée, cristallisée dans sa nature photographique immobile. Nope ramène le cliché aux origines du cinéma avec le cheval de Muybridge, dont le mouvement comme déconstruit, décalqué et fantomatique, ayant perdu son sens au XXIe siècle, devient le rythme infernal du film, mécanique de l'horreur placée au centre de la bête dans le générique.
Le cliché de Nope est alors la mort de l'essence de l'image, asservie devant des fonds verts qui tentent d'actualiser ce qui n'est déjà qu'un spectre, perdue dans une course voyeuriste à la sensation qui tente de trouver sa légitimité par un prétendu réalisme, qui disparaît au milieu des flux d'images fictives ou non, ou une crédibilité technique, qui se consume tout aussi facilement dans sa vanité.
Mais, là où on pourrait critiquer, comme Deleuze, un certain cinéma américain qui se contente de critiquer les clichés, Peele pose la question de l’émergence d'une nouvelle image, pure, éternelle, mais résolument moderne. Il tente même d'apporter cette image.
La nature de la nouvelle image de Peele se révèle dans ce qui la sépare de l'ancienne : son regard, puisque le regard y est essentiel et omniprésent. Ce qui attise la foudre du monstre et la mortelle fatalité, c'est le regard de voyeuriste qui transforme en objet le vu, comme OJ (Kaluuya) et Em (Palmer) qui veulent tirer de l'ovni l'« Oprah shot », comme Jupe, l'acteur, qui encadre par lâcheté le mystérieux d'un commerce et perd ainsi à la confrontation, comme la sitcom qui transforme Gordy en bête de foire, comme enfin Muybridge transformait le jockey noir de son film en image d’Épinal.
La description de ce rapport de force qui réside dans le regard rappel récemment Iris Brey et son female gaze, il en retire l'absurdité du cadre restreint, la ridicule binarité et le jugement vain dans son abstraction malhonnête. Plutôt que d'en rester à cette théorie, il tire de ce rapport voyeuriste à l'image une fièvre incandescente comme celle que filmait Powell dans Le Voyeur, et instaure un autre regard, qui n'est ni sexuel ni moral mais bien plus.
Ce regard fondamental à la nouvelle image, c'est celui que donne, dans un moment de brio, OJ à la créature : un regard d'égal-à-égal, presque westernien dans la solennité de son duel, surtout stoïque dans sa contemplation de l'abîme qu'est ce carré, sorte de toile où se projettent les peurs humaines. Ce regard, il n'est pas volé, il n'est pas tiré d'une folie sensationnaliste, il se pose dans le gouffre de l'autre, l'autre comme élément étranger et étrange.
L'image neuve, ou l'image modernisée, de Peele, elles sont alors là, dans la sève de l'horreur, comme des portes vers la quatrième dimension qu'on aurait oubliées, et dont le cinéaste révèle une aura occultée, un peu comme le film fragmenté de Muybridge découle finalement en celui, tout aussi fragmenté, du puits, à la différence près que les fragments de ce dernier prennent une nouvelle forme dans le film de Peele. Le dernier acte et son dévoilement de la véritable apparence de l'alien en est une preuve fabuleuse, signe d'une inventivité florissante qui déjoue les clichés attendus.
C'est aussi tout l'enjeu de la séquence de Gordy, on y revient encore, tant elle est excellente, qui fait détruire le plateau d'une sitcom pour filmer ce que ses caméras, préférant profiter du comique de l'étrange plongé dans le cadre du banal, ne filmaient pas : justement l'étrange qui ressort du banal, comme plus tard les vinyles font sortir de leur relief les notes distordues de l'horreur. Peele renvoie alors l'image, et particulièrement l'image horrifique, à sa plus grande capacité, celle de sonder dans le connu, dans le familier, la terreur la plus immense, d'en révéler l'insidieuse portée métaphysique.
Là où Cronenberg faisait, dans le climax de son dernier film, Les Crimes du futur, de l'humain, dans toute sa transcendante beauté, l'ambition totale de l'image, Peele pointe donc sa caméra vers le ciel, surface faites de montagnes de nuages qui accueillent en eux-mêmes un mystère infini et insoluble, tout autant pour en montrer l'intimité (c'est bien par la mort du père que débute le film) que l'universel. Peu importe que l'on préfère l'un ou l'autre alors, puisqu'ils gardent en commun la fascination de l'image comme pont de l'homme à l'autre.