Nowhere de Gregg Araki, troisième et dernier opus de sa Teenage Apocalypse Trilogy, est un teen movie qui narre une journée dans la vie d’un groupe d’adolescents décadents où chacun découvre et explore son individualité. Le film se concentre principalement sur le personnage de Dark Smith (James Duval), un garçon désenchanté persuadé de l'imminence de sa mort - qu’il imagine spectaculaire et qu’il souhaite immortaliser avec sa caméra.


Ce film chorale, en un véritable pot-pourri de fleurs du mal et de contre-culture, constitue une ôde à l’adolescence et se construit sans jugement autour de sujets alors bien trop souvent mis sous silence par la doxa et la moraline conservatrices américaines de l’époque : la dépression de Dark, les violences sexuelles de Jaason Simmons annonçant déjà #MeToo, les dérives sectaires de Moses Helper (John Ritter), l’addiction de Bart (Jeremy Jordan), le suicide de Egg (Sarah Lassez), les paraphilies de Lilith (Heather Graham), le meurtre commis par Elvis (Thyme Lewis), la relation amoureuse malsaine de Cow-boy (Guillermo Diaz), la bisexualité de Mel (Rachel True), la transidentité des dragqueens de la soirée de Jujyfruit (Gibby Haynes), ou encore l’aliénation, métaphorisée par cet extraterrestre à la fois mystique et anecdotique, composent non-exhaustivement la toile de fond de ce film haut en couleurs...


Araki réussit néanmoins à suivre tous ses personnages et à les doter de sincérité et de différences. Dans un mélange de registres extrêmes, tirant tantôt vers la comédie romantique et le drame social, tantôt vers la science-fiction ou le burlesque, il filme les corps singuliers et marginaux - piercings, teintures, tatouages, peaux nues et yeux vairons - de ses protagonistes qui cristallisent avec désinvolture et banalité la tragédie pulsionnelle de l’adolescence. À la manière de Jean-Luc Godard avec Anna Karina avant lui ou Bertrand Mandico avec Elina Löwensohn après lui, Gregg Araki filme James Duval, sa muse, avec une admiration amoureuse. Je m’avère très sensible à ces moments d'invisible, à cette électricité impalpable mais dégoulinante qui réside entre un être aimé et la caméra-oeil d’un.e cinéaste épris.


Le film se passe dans un now défini, c’est-à-dire une seule journée dans le milieu des nineties commençant par le réveil de Dark et se finissant par son coucher, un here prenant place dans un milieu social et culturel alternatif au cœur de Los Angeles, et un nulle part abordant des thèmes à la fois intimes et universels. De plus, bien que l'œuvre parle de sujets tranchants et d’une réalité sensible, elle s’éloigne formellement d’une esthétique documentarisante à la Larry Clark et ne s’empêche absolument rien dans son énonciation. Ce qui m’a tout de suite interpellé en découvrant ce film à quinze ans, ce sont ses costumes atemporels, ses couleurs oniriques, ses lumières vives, ses décors en carton-pâte rappelant que l’artificialité du cinéma n’empêche ni l’émotion, ni le charme, ni la qualité du discours. Nowhere était pour moi une bourrasque de liberté, un cri de révolte qui bousculait toutes les conventions esthétiques et morales que je croyais être des règles, des lois.


De mon côté, là où « mon enfance fut un ténébreux orage traversé çà et là par de brillants soleils » , comme l’écrivait Baudelaire, mon adolescence fut, à mon insu, une contrefaçon clandestine d’un film de Gregg Araki ayant pour décor un village périurbain de l’Est de la France. Comme Dark, j’ai moi aussi eu la chance d’avoir un groupe d’amis hétéroclite et j'ai pu être confronté de près ou de loin à chacune des thématiques abordées par le film, amplifiant mon désarroi, modifiant mon rapport au réel, nourrissant mon regard sur le monde et ma tolérance envers autrui. Plus je grandissais et plus je sentais tangible la réalité poétique décrite par Araki. Près de dix ans après mon premier visionnage, le film me touche toujours en profondeur, dans sa forme qui me rappelle pourquoi j’aime le cinéma comme dans son fond qui me remémore le tumulte de ma jeunesse disparaissant progressivement, de notre jeunesse oxymorique à mes amis et moi, de la jeunesse sous toutes ses formes, qu’elle soit fougueuse ou désarmante.


Créée

le 4 mai 2024

Critique lue 24 fois

Don Droogie

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