J'ai vu désormais cinq films de Resnais, cinq films magiques me laissant juste entrapercevoir la grandeur de son cinéma, et pourtant je crois que c'est avec celui-ci, étonnamment, cette comédie de boulevard hybride, que je me rend compte, vraiment, à quel point cet homme était un cinéaste exceptionnel. Pourquoi ce film là et pas un autre ? Si On connaît la chanson est resté pour le côté ludique de son dispositif (attribué surtout aux scénaristes Jaoui et Bacri, au summum de leur talent), le mise en scène de Resnais dévoile quelque chose de nettement plus entêtant, plus bizarre, complémentant sans arrêt le métériau initial : puisque la matière du film, son récit, son dispositif, huilé et ficelé à la perfection, évolue avec son propre rythme, le travail de Resnais n'est pas de s'y coller, de tenter d'en fluidifier encore les aspects, mais au contraire d'en chercher les ratés, les accrochages, les décalages. C'est le but le plus profond du cinéma, en somme : gagner contre, et à la fois avec, le scénario, en dévoilé l'impureté, extraire les tripes du film de la page blanche et lisse. La magie d'On connaît la chanson, elle est double : elle est dans le plaisir total de se laisser divertir par sa surface scénarisée, par ce jeu des refrains cultes collés sur les lèvres des personnages, l'intrigue bien connue des pièces archétypales de boulevard ; puis dans celui d'y observer les imperfections, les bizarreries que la caméra de Resnais dévoile. Suivre les quiproquos, les croisements, les rondes entre six acteurs magnifiques (Azéma, Dussollier, Jaoui, Bacri, Arditi, Wilson : tous extraordinaires) et se laisser perturber par les folies étranges et inexpliqués du film (les méduses de la fin, les dialogues toujours perdus dans les sujets étrangers au film, les états déclinant sans raison...). De ce matériau, Resnais garde un certain respect pour mieux s'en affranchir : les chansons arrivent à l'improviste, coupées, découpées, imprévisibles. Les pièces s'écartent, les lumières baissent et augmentent. L'appartement enfle, on ne parle plus que de tristesse, de spasmes, de stress, de dépression, de maladie, de crise, de famine : c'est le film, c'est le décor, c'est tout qui devient fou et se dérègle et devient du cinéma - esquisse d'une dinguerie douce, d'un grand théâtre infernal où le metteur en scène aura pris soin d'y dessiner le réjouissant chaos. Dans une fin révélatrice, c'est Agnès Jaoui, la scénariste impuissante devant ce film mangé par son metteur en scène, qui donne à la fois sa clé et son véritable sujet : "Je veux toujours faire croire à tout le monde que je maîtrise tout et que tout va bien". On connaît la chanson, c'est un film sur la maîtrise, sur des personnages qui jusqu'au bout tenteront de s'y accrocher, par un cinéaste de l'étrange, du secret, de l'à-côté. Alors forcément, la maîtrise, elle s'effondre et s'éparpille. La chanson, on croit la connaître, mais ce refrain là, il n'y a que Resnais qui le connaît. Pour le faire passer avec tant de douceur, il ne lui aura suffit de qu'une chose : inviter ses amis les méduses, fantômes des cerveaux tourmentés.