Dès le premier plan, lent, tournoyant, baigné dans cette musique qui ne quittera plus le film, le ton est donné. Presque rien n’arrive vraiment, sauf ces vitales retrouvailles entre un couple immortel. Les séparer, c’est cependant ce que fera le film pendant toute la première partie. Elle marche, lentement, avec grâce, comme cachée, de nuit, dans les rues de Tanger à la rencontre de sa nourriture. Il achète, sortant l’argent comme par magie, des instruments que tout amoureux de la musique sera apprécier. C’est un tout autre chemin qu’il emprunte pour aller chercher sa nourriture, ce « o-négativo » tant désiré, si rare, si précieux. Dans les rues d’un Détroit fantomatique, il roule en voiture, s’engouffre dans les couloirs d’un hôpital et se joue de la réalité, revêtu par les temps anciens « Docteur Faust », vieux stéthoscope.
Dès lors, deux enjeux s’écrivent : la découverte du « genre » du film par une pléiade de petits indices et de références aux codes du genre que distille Jarmusch tout en les détournant pour créer une ambiance propre à son film : longs ralentis dans les marches pourtant déterminées de ses personnages, regard sur le détroit abandonné, autrefois fourmillant d’artistes, dont il ne reste qu’Adam, sorte d’artiste encore plus admiré pour son invisibilité publique. L’autre enjeu se trouve dans cette culture de l’ancien, face à la décrépitude dont « les zombies » (soit les hommes, contre lesquels s’irrite Adam) semblent être responsables tout pris à la conquête de denrées qui s’épuisent alors qu’elles leurs sont vitales (une des dernières discussions entre Adam et Eve le révélera avec brio). Ils se baladent alors dans de vieux vêtements, dans des bâtissent immémoriales, à bord d’une vieille voiture presque « de collection », et se rendent dans des lieux autrefois rayonnant transformés au travers d’un usage qui dénature. La mort y rôde.
La lenteur s’installe, jusqu’à l’extase de ce sang avalé, qui fait tourner les têtes à la manière d’un vinyle sur une platine. Dès lors, face à ces êtres emplis de culture, créateurs génies ayant traversés les siècles, la technologie semble vaine. Et ce n’est pas une discussion vidéo qui suffira à rassasier mais plutôt à rendre plus fort ce besoin de se rejoindre à nouveau que ressentent Adam et Eve. C’est alors que les deux corps sont mis à nouveau en présence : tous prêts à se pétrir, si doux dans l’étreinte, comme deux mains qui s’étreignent, deux corps qui s’aident à marcher. C’est Adam alors qui fascine tout autant qu’il agace : recroquevillé sur lui-même, créateur génial, musicien électrisant (la séquence où il enregistre un nouveau morceau est superbe). La lenteur de leurs gestes surprend par deux fois : dans les gestes furtifs et accélérés d’Adam qui apparaissent subitement tout autant que l’arrivée d’Ava, comme le penchant vénale d’Eve. C’est elle qui aurait croqué dans la pomme, créant l’apocalypse. Ne permettant plus, en tout cas, de subsister dans l’Eden routinier que s’étaient créés Adam et Eve avec sang à foison.
Les deux corps recroquevillés nus comme dans un cocon, allongés tranquillement dans le repos qui suit l’extase (deux magnifiques plans) n’existeront plus. Il faudra fuir, partir à la conquête du sang si rare, comme contaminé par les hommes. Il faut purifier, tendre à la pureté. Si le sang est comme la drogue, la musique devient l’enjeu primordiale : celui de la solitude’, de la reconnaissance, de la douceur retrouvée ; Eve peut, les yeux fermés, tâter et dater, nommer n’importe quel instrument sans y jeter un regard.
Si Ava dévaste, Eve répare, apaise. Elle aime. Elle ne désire pas. La musique y est vu comme une consommation encore plus extatique que le sang. Elle se fait seul, dans l’intimité d’une apparition soudaine, même quand tout semble perdu. C’est alors, dans une toujours aussi superbe mise en scène, que surgit le miracle musical. La surprise. La lenteur est bousculé par le bouleversement qu’entraine la musique. Dès lors, le succès n’intéresse pas (on ne croise que des « êtres de l’ombre », Marlowe est vu un moment comme le véritable écrivain des œuvres de Shakespeare ), c’est la nuit (seul moment où ils peuvent émerger), les lieux comme sélectionnés, les instants uniques qui sont plébiscités. Et seuls les amoureux survivent finalement alors que tout, toujours, est voué à disparaître. Subsistent la fraîcheur des corps qui s’aiment et de la musique qui s’élève.