Après celle en pédant aux moeurs distendues de Von Trier, la tendance de ce début d'année est à la mise en abyme des cinéastes confirmés dans des films de genre à clé, où l'ombre d'un égo envahissant menace à tout instant la pertinence du projet. Heureusement que Jarmusch est un peu plus sympathique que son collègue danois, car son autoportrait en creux dans Only Lovers Left Alive à travers les figures de deux vampires millénaires au snobisme érudit et désabusé souffre du même iconoclasme un peu factice qui ne tarde pas à le faire basculer, après une superbe ouverture, dans le ressassement anecdotique.
Adam et Eve (sic) sont des vampires donc, de ceux qui ont tout vécu, et en sont très ostensiblement fatigués : Adam a écrit les plus belles partitions de ces derniers siècles en les confiant à Schubert par souci d'anonymat et compose en reclus dégoûté du monde contemporain son rock funèbre, tandis que Christopher Marlowe lui-même vit à Tanger ses derniers jours en maudissant cet ignare paysan qu'était Shakespeare...Tout ceci est bien ludique d'abord, mais il s'avère vite que de cette fatigue du monde, comme d'ailleurs de sa réflexion introspective sur l'art et la célébrité, Jarmusch ne tire rien sinon une suite de postures de dandy provocateur, de diatribes didactiques du genre "j'ai connu Byron et c'était un sale con" qui amusent puis irritent. De même que la langueur du film, qui vire à la stérilité : des plans tournoyants qui reproduisent jusqu'à la nausée le mouvement (cosmique) du vinyle à la démonstration de culture rétro, tout le film s'apparente ainsi à un musée de cire du vintage qui revendique trop fièrement et doctement son absence au contemporain, dans une constant réflexe de nostalgie qu'il ne questionne jamais vraiment. Ne lui reste plus alors qu'à balancer références à tout-va dans un cinéma de l'entre-soi superficiel, rehaussé de quelques très beaux moments, parce que c'est quand même de Jim Jarmusch dont on parle : des one-liners percutants, Mia Wazikowska, et une peinture nocturne de Détroit par moments vraiment envoûtante. Mais le talent de cinéaste urbain de Jarmusch n'est plus à prouver (remember Stranger Than Paradise).
C'est bien d'ailleurs le problème du cinéaste depuis deux films : n'avoir plus rien à prouver, et se complaire dans le même repli autiste sur soi que son Adam. On peut lui pardonner, dans le projet d'épouser la lassitude lascive de ses héros, le rythme somnambulique de sa ballade funèbre, mais dans la mesure où Only Lovers Left Alive semble rarement aussi hypnotique ou capiteux qu'il se rêve, c'est ce manque d'urgence dans le cinéma du dandy qu'il révèle, anesthésié dans des poses molles incarnées par des vampires sans vitalité, dont le désir (la romance, qui se veut d'une grandeur mythique, est plan-plan et manque de grandes scènes) et la soif, paradoxe suprême, ne débordent jamais. Ce qui rend du même coup particulièrement pataude sa vision du fantastique, tout entier subordonné au dandysme artificiel du propos.
L'épisode final au Maroc, toutefois, vient enfin rappeler les talents du bonhomme, et le potentiel de réinvestissement du mythe du vampire que le film contenait : comme par hasard, ce regain d'énergie correspond au moment où ses héros (re)deviennent des êtres de chair et de pulsion. Only Lovers Left Alive arrive alors à un soupçon de vénéneux et de danger, en imprimant au moins trois images un peu durables : la sensualité d'un moment musical suspendu, la volupté d'un rapport charnel dans la nuit magique, la vision finale angoissante et chimérique du vrai visage des monstres. Et dans tout cela, du présent incarné, du frisson, de l'organique : tout ce qui a manqué une heure cinquante durant à ces vampires aux crocs mollis par la nostalgie mal digérée.