Le plus terrifiant de ce film, c’est que tout y est vrai. Il ne s’agit pas d’un mythe à la Robinson ou au Livre de la Jungle. Non, il s’agit d’un groupe d’hommes, et de l'un d'entre eux en particulier, Hiro Onoda, qui a fait la guerre pendant trente ans, une guerre secrète, isolés sur une petite île des Philippines, alors que le Japon, depuis longtemps avait capitulé. Le sujet est extraordinaire, magnifique évidemment à adapter au cinéma.
Le film s’intéresse à la fois à leur vie sur cette île, île où ils ne sont pas seuls et où ils vont affronter parfois la police ou les fermiers philippins sans comprendre qu’il ne s’agit pas d’ennemis, et sur le parcours qui les a conduit là, en particulier ce qu’on appelle la « guerre secrète », idée distillée dans l’esprit de certains officiers et membres de commandos japonais par l’Etat major durant la guerre, survivre, quoi qu’il en coûte, honneur et intégrité, survivre et de tenir envers et contre tout, face aux Américains. Pour cela, tout l'inverse de ce qu'on enseigne au soldat japonais ordinaire type kamikaze : il faut décider, être autonome, innover. Onoda est donc une force de volonté et de détermination, capable de prendre les décisions les plus radicales et les plus dures pour survivre. Dans cet intégrisme, les chants militaires occupent une place très importante ; ils sont le fil conducteur d'ailleurs de l'histoire, revenant au moment clé de la vie d'Onoda, chargés de sens.
Le film n’est pas si éloigné que cela d’un film de survie à la Inarritú. Mais le temps y est beaucoup plus dilué : trente ans, une perpétuité si j’ose dire. Trente ans à vivre dans la jungle, isolé du reste du monde. Si bien que tout est flou, dans la chronologie des faits et n’a pas d’importance quelque part, bien qu'Onoda dans son extrême rigueur note les dates, consigne tout, malgré les années, les cartes élimées, les carnets délavés, les costumes rapiécés. Il faudra ce temps, cette peine, pour qu’Onoda change d’avis et enfin capitule.
Il y aura des tentatives de dialogue, des invitations à s’arrêter, dans des scènes qui nous émeuvent et nous laissent perplexe. Tout pourrait enfin se terminer et pourtant tout continue. Le père d’Onoda viendra sur l'île pour le voir, mais Onoda, fanatisé, devenu fou dans son isolement, croira à un leurre américain et refusera d'aller à sa rencontre, il en est de même pour un de ses anciens camarades de combats. Ce n'est qu'un étudiant et touriste japonais, venu sur l'île pour le voir et qui le croisera par hasard, qui le premier trouvera la faille. Il faudra qu'il revienne avec l'ancien supérieur d'Onoda, le même qui lui avait enseigné la guerre secrète, poussé au fanatisme, pour convaincre définitivement ce dernier de revenir dans le monde. Nous sommes alors en 1974. Onoda était sur son île depuis 1944 !
Le film est un éprouvant calvaire sur une île aussi hostile que paradisiaque. Certaines scènes sont d'un onirisme pur : lorsqu'ils se baignent, Onoda et son dernier compagnon, qui sera tué en 1972, lorsqu'ils contemplent la nature magnifique de cette falaise, adressant aux dieux une nouvelle année pleine de promesse. On oublie les sangsues, les fruits empoisonnés, la pluie battante qui poignarde les âmes et les coeurs. On prie sur les tombes des camarades disparus, on les revoit dans les songes, fantômes peuplant le coeur de l'île et le coeur d'Onoda. Ils sont beaux, ils sont jeunes, chacun attachants à leurs manières, braves parmi les braves. Ils étaient très jeunes, à peine vingt ans. La plupart sont morts, une poignée a capitulé. Le soleil se couche, le symbole du Japon, toujours visible à l'horizon, comme un signe d'espoir, auquel Onoda s'accroche, attendant que l'armée japonais, conformément à sa promesse, ne revienne le chercher.
Dans cette expérience déshumanisante, pourtant, ce qu’on retient, c’est l’humanité de ce groupe d’homme, cette poignée de résistants retranchés au bout du monde. Il s'agit au fond de soldats ordinaires, d'hommes ordinaires. Japonais ou non, quelle importance. Ils pourraient être de notre armée, de notre sang. Enfin, on parle de cette guerre du point de vue japonais, et loin de montrer les fanatiques soldats effacés prêts à se sacrifier pour tuer des Américains, on voit des jeunes gens prêts à tout pour survivre, solidaires, forts, réfléchis. On voit leur joie, leur peine, leur colère. Ce sont des hommes dont l’humanité a été éprouvée et ils y répondent. Lent, contemplatif, aussi brutal par instants, le film est le pendant à ce titre de La Ligne Rouge de Malick, explorant la destinée d'une poignée d'hommes, mais avec un mutisme plus appuyé et une mise en avant des Japonais avec cette importance accordée au parcours intime et personnel et à la nature. La guerre est avant tout intérieure, le film nous le rappelle : les combats sont rares. D'ailleurs, les soldats de cette île ne tueront jamais un seul Américain, ne participeront à aucun combat. Ils se retrouveront à affronter les forces de sécurité philippines venues les déloger, ou de simples paysans. Comme Malick, Arthur Harari laisse son film couler pour saisir des moments de vie quotidienne, filme les visages éprouvés, les corps abimés, les disputes, les doutes, les scènes de joie, itératives, pour que l'on comprenne dans quelle bulle les personnages vivent. C'est une mise en scène du geste (et c'est très japonais, minimaliste). Il commence son film par la fin et remonte le fil, pour donner de l'épaisseur au climax final, à savoir la capitulation. Ce n'est qu'aux termes des trois heures qu'on comprend pourquoi Onoda a tenu tout ce temps, et pourquoi il finit par céder. Il a fallu éprouver le temps qui passe pour le sentir.
Autre aspect de ce film fascinant, c'est qu'on a un réalisateur français qui s'efface totalement derrière son sujet, japonais, très documenté, très précis, avec un casting totalement japonais (extrêmement convaincant), et qu'on croirait absolument tourné par un Japonais. Et pourtant l'histoire d'isolement de cet homme est un sujet universel, loin d'être un sujet uniquement nippon, même si les Japonais ont repoussé les limites de la guerre totale. On s'imagine le soldat japonais différent de l'américain, il n'en est rien. Mais le mythe perdure parce que la parole japonaise sur la guerre demeure encore trop rare. On parle pourtant ici d'humanité, à la limite de sa disparition. La geste ou le geste d'Onoda, c'est un acte qui semble irréel, impossible, tant il est extrême. On peine à le croire. La réalité ici est plus invraisemblable que la fiction. Onoda, lui-même, à la fin du film, hésite à quitter cette île qu'il a tant foulé. Il n'y croit pas. Il lève ses pieds du sol pour se hisser dans un hélicoptère et part pour le Japon. Le film s'arrête ici, laissant le spectateur se figurer le retour impossible au réel pour ce soldat. Si le récit ici est hors du commun, il est la métaphore d'une triste réalité : le fanatisme, le complotisme, qui mènent à l'enfermement, à l'isolement et au pire. Quoi de mieux qu'une île pour montrer tous les mirages et tous les écueils d'une telle posture ? Et le plus fou, c'est que c'est ce qui s'est réellement passé, pas besoin d'inventer une histoire ou une île (même si le film arrange certains faits pour sa dramaturgie ou disons sa symbolique).
Le film est donc une vaste fresque classieuse, à la mise en scène raffinée et classique, avec deux acteurs différents pour les deux principaux personnages, puisque cela se passe sur plus de trente ans, témoignant d'une vraie ambition de mise en scène et d'une envie de faire des grands films de guerre à l'ancienne sur des sujets nobles, avec des réflexions poussées. C'est d'excellente facture. Un seul point m'a laissé dubitatif : interrompre la narration interne au personnage principal pour faire une parenthèse sur l'étudiant japonais convainquant l'ancien major d'Onoda de venir avec lui à Lubang. Narrativement, il faut bien expliquer pourquoi ce major va revenir. Mais cela aboutit à une sortie du schéma narratif elliptique jusqu'à là adopté scrupuleusement, un retour au réel qui brise un peu l'utopie d'Onoda.
Onoda vivra jusqu'à 92 ans, reviendra sur l'île de Lubang plus tard pour financer la construction d'une école. Il aura tué une trentaine de Philippins au cours de sa guerre secrète. Tout lui sera pardonné par le président philippin en personne qui viendra à sa rencontre, eu égard aux circonstances. Le coupable étant bien entendu le Japon qui a distillé cette idée malsaine, à bien d'autres soldats d'ailleurs, Onoda n'étant que le plus connu d'entre eux et pas le dernier des engagés au service du Japon à se rendre (on dit même que jusque dans les années 80, il y en a eu). La parenthèse philippine d'Onoda aura occupée un tiers de son existence. Un tiers !
On ne peut qu'avoir la nausée tant ce film est révélateur de la nature du fanatisme et du survivalisme, à la fois de l'extrêmisme des individus et de leur formidable propension à la survie. On se demande encore comment une telle chose a pu exister. Qu'on se rassure (ou pas), elle existe encore. Quelque part dans le monde, des femmes ou des hommes vivent retranchés, certains de leur victoire. L'histoire parait presque ici une fable, dont on peine à saisir l'enseignement, tant elle laisse sans voix, dans toute son horreur et dans toute sa grandeur. Il n'y a pas de morale à cette histoire. Ne vous attendez pas à des effusions de sang, à des violents combats. Lubang fut une ile paisible qui demeura en guerre durant trente ans, malgré elle, continuant sa vie sans trop de dérangement cependant, juste parce qu'un homme refusait de capituler. Il s'agit d'une guerre larvée, cachée et secrète.