Parce qu’il est gouverné par des forces aisément reconnaissables, on pourrait penser avoir trop identifié le cinéma de John Cassavetes, savoir le résumer à quelques-unes de ses apparences : humanité et alcool, séquence et improvisation. On pourrait le trouver très américain dans ses thèmes et très européen dans sa manière indépendante, presque expérimentale. Voilà pourquoi Opening Night, qui dessine à la fois un mouvement de concentration et de fuite, est un opus si important dans sa filmographie. Il offre de réajuster les convictions largement voulues par l’artiste lui-même aux idées de travail et de volonté, d'un texte soumis à un traitement tout physique. On y trouve ce quelque chose de Tennessee Williams qu'on connaît par d'autres cinéastes. Sa non-familiarité au regard du reste de son œuvre vient de ce qu'il y est question de théâtre. Le sujet n'est pourtant pas étonnant chez lui dont deux films, Faces et Une Femme sous Influence, sont adaptés de pièces de théâtre, et qui avait fondé un workshop d'abord destiné aux semi-professionnels puis ouvert à des amateurs. Auparavant, il avait été étudiant à l'American Academy of Dramatic Arts à New York. Outre ces faits biographiques, le théâtre apparaît comme une des formes-sources de son expression, présente dans la construction narrative, le travail des acteurs ou la représentation de l'espace. Reste que c'est une toute autre démarche que de faire d'une pièce, d'une actrice, le sujet et le centre d'un film.


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Aucune ambigüité n’est possible : il est question dans Opening Night d’une comédienne expérimentée, déjà célèbre, et de la façon dont elle mène sa carrière. Elle s’appelle Myrtle Gordon et elle est interprétée, bien sûr, par Gena Rowlands. Elle a l’allure royale d’une star marchant sur un tapis rouge qu’on déroule à mesure qu’elle avance. Mais elle est prisonnière. Le temps des incertitudes est venu pour elle avec la fin de la jeunesse. Lorsque la scène est entrée dans sa vie, elle était une jeune fille optimiste, enthousiaste et sensible. Ses émotions étaient vives, spontanées, sincères. Elle aurait pu toujours se dépenser à vivre ainsi : belle, aimée, bénie par les dieux de son art. Or la vie en a décidé autrement. Comme souvent, c'est l'image de la mort qui donne naissance aux grandes nécessités intérieures — ce que l'on appelle le destin. Cette mort, d'autant plus révoltante qu'elle frappe aveuglément une victime innocente (une admiratrice prénommée Nancy Stein), provoquera chez elle une profonde remise en question. Myrtle semble ne pas vouloir mais souhaite tout de même jouer dans la pièce de Sarah Goode : The Second Woman, dont on ne connaît pas l'argument exact. Son titre même semble peu correspondre au personnage principal, Virginia, qui fut la première épouse d'un homme avec lequel on la voit d'abord retourner, et qui est aussi la compagne du personnage interprété par Maurice Aarons (Cassavetes). Il peut ainsi désigner chaque autre femme avec qui Myrtle Gordon a des relations (Nancy, Sarah), celle qu'elle a été autrefois, la femme mûre qu'elle a peur de devenir, ou bien celle qui travaille le rôle en elle. Car tout est du théâtre ici, mais du théâtre mis en pièces, ce qui différencie profondément le film de ceux avant lui qui traitaient de la représentation dramatique, à commencer par Ève de Mankiewicz, car ils séparent la scène et le cinéma tout en les liant dans un jeu de miroirs, sans que soit rompue l'opposition conventionnelle réalité/fiction.


Dans Opening Night, c'est autre chose. Lors de la séquence de répétition par exemple, quand Myrtle n’arrive pas à recevoir la gifle de l’acteur qui joue son mari, on a d’abord droit au jeu de la comédienne et aux réactions du public. Mais soudain elle s’écroule, craque, et la caméra passe de l’autre côté, franchit comme le personnage une limite dangereuse, transgresse une frontière interdite au point de mettre en jeu la vie même de l’actrice et celle du film. On pourrait croire que Myrtle confond peu à peu la réalité avec le rôle qu'elle interprète parce que tout ce qu'elle dit hors-scène, et de plus en plus au fur et à mesure qu'avance le récit, peut être rapporté à la pièce. Sur les planches, elle s’adresse parfois aux machinos. Dans la vie, elle joue la comédie. Toutefois ce motif de confusion ne rend pas compte de l'énergie particulière qui la fait batailler contre une difficulté qu'elle semble être la seule à percevoir. La pièce répétée est l'enjeu d'un pouvoir où s'affrontent trois acteurs essentiels : l'auteur, le metteur en scène et la comédienne. L'autorité du texte est vivement disputée : contrairement à la demande de Sarah, Myrtle ne le récitera pas. Elle le changera même, car pour elle la conquête de l'identité s'accompagne de celle de la liberté. Ce traitement se double d'un travail sur le théâtre qui le démonte et le recompose autrement, rompant ce qui pourrait correspondre à une unité de lieu. Puisqu'il y a une actrice, la scène est partout : les loges, la sortie de service, l'entrée sous les affiches, y compris les escaliers de son hôtel, une sorte de palace vétuste, baroque, et l’immense appartement qu’elle y habite. Quand elle quitte l’univers réel de son vestiaire pour se rendre sur l’estrade, Myrtle pénètre une sorte de sas sous-exposé qui s’achève lorsqu’elle se retrouve projetée directement face aux spectateurs. Dans cet espace-temps entre la vie et la scène règne un silence imparfait où se mêlent les échos lointains de ces deux mondes. Poussant très loin le principe de la mise en abyme, Cassavetes filme le plateau de tous les côtés, selon de multiples points de vue et en insérant souvent le public dans les amorces, à moins qu'il n'utilise le champ contre-champ entre la scène et la salle, ou la coulisse et la scène... Aucun décor n'est fermé, les autres sont toujours présents dans le cadre, et sont ainsi développés les liens complexes d’interaction physique, sonore et visuelle, entre l'actrice et son auditoire. La solitude de Myrtle est à cet égard différente d'un état subi, c'est une façon de se retrancher, à l’image de ces grandes lunettes noires qui cachent son visage et attirent aussitôt le regard.


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À quoi mène la primauté accordée à cette présence et à ces déplacements au sein d’un espace d’illusion ? Il ne faudrait pas s'imaginer que Virginia "apparaît" à la fin de la représentation, ou une actrice à la fin du film qui n'aurait pas été là auparavant. La seconde femme n'existe pas, mais seulement les multiples apparences de Myrtle. Dans sa dimension la plus théorique, Opening Night montre sans le dire que seul importe à un acteur les rôles successifs qu'il interprète en réponse à ce qu'on lui demande. À ce titre, sans qu'il contienne de message explicite, la psychanalyse y fonctionne comme structure, synchrone avec l'univers théâtral et les années 70. On a tôt fait de comprendre qu'il y a trois Myrtle, chacune dédoublée en son image présente et perdue, ou à venir. La cascade de très gros plans qui segmentent son visage dans la loge livre les fragments de son moi éclaté en un moment de silence total, étrangement lyrique. Dans cet état second, tout redevient possible, comme de voir resurgir la silhouette de la jeune morte, qui pourrait être un succube, proche du dibbouk de la légende yiddish, mais plus probablement la représentation de son daimon. De paroxysme en paroxysme, elle en vient à se frapper la tête contre une porte pour se défigurer. Puis à tuer son double fantasmatique en une crise de démence schizophrénique, un accès de violence inouï. L'alcool lui permet aussi d'aller plus en avant d'elle-même en faisant éclater toutes ses inhibitions, jusqu'aux moments d'épuisement extrême. Le sommeil dans lequel le succès avait plongé Myrtle toutes ces années s'est soudainement dissipé ; l'insomnie s'empare d'elle, manifestant une tension douloureuse orientée vers un but incertain, aux contours encore flous. Elle doit retrouver la sincérité d'antan enfouie sous les discours impersonnels et uniformes, elle doit faire renaître la spontanéité des émotions et de la parole que les masques des rôles ont étouffée au fil du temps. Inutile de préciser que dans ce jeu de la vérité, cette marche vers l’aube, ce vertigineux parcours initiatique, Gena Rowlands est absolument extraordinaire.


Opening Night montre donc le travail d'une actrice américaine comme une trajectoire à la dynamique très extérieure. L'état d’ébriété n'est pas qu'une fuite de Myrtle, c'est aussi son plus beau rôle, comme le lui dit un des accessoiristes. Une manière superlative d'être comédienne, sa méthode à elle pour monter sur scène. Lorsque, ivre morte, elle titube, tombe et qu’autour d’elle on se presse pour la relever, Victor, le metteur en scène, repousse ceux qui veulent l’aider. Geste magnifique : il veut la forcer à vaincre par elle-même, à aller jusqu’au bout de sa solitude. "You can make it", n’aura-t-il cessé de lui répéter. Alors, pendant les quarante minutes que dure cette opening night en forme d'apothéose, Myrtle gagne. D’abord chancelante, hésitante, elle prend confiance, elle se redresse peu à peu de l'effondrement initial. Spectacle admirable que ce corps-à-corps farouche d'une comédienne en plein brouillard éthylique avec un rôle injouable. Course de fond qui ne relève plus de la conscience professionnelle mais de l'instinct de survie, de la délivrance intérieure. Elle improvise, son partenaire la suit. Elle va finalement jusqu’à s'amuser sur scène avec lui, jusqu'à ce jeu qui semble cabotin, ces mimiques enfantines, cette manière de trouver les spectateurs et de les faire rire. Lorsqu’elle donne un clin d'œil au public, le geste provoque quelque chose, tant du côté de l’assemblée que de celui de l'actrice. Car c'est de la complicité qu'il suscite que naît le succès de l'improvisation. La caméra traque le moment où s'accomplit le passage de la contrainte du texte à la liberté de parole. La répétition, figure essentielle de l’œuvre, permet de saisir les variations imperceptibles, les multiples transformations qui surviennent dans le déroulement de la pièce ainsi que dans la vie de Myrtle. Enfin, celle-ci apprivoise le temps. Mais le temps enfui n'est jamais retrouvé. L'identité n'est pas à chercher dans un mouvement de rétention du passé, de crispation sur des formes figées ; elle est toujours à conquérir dans un avenir ouvert. Opening Night est un très grand film car il crée ce temps propre au cinéma et confirme que le septième art aspire bien à substituer à la société des hommes un monde accordé en tout point à leurs désirs.


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le 2 sept. 2014

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