Attention ça divulgâche un peu certains éléments du film. Vous êtes prévenus
Le nouveau film de Nolan s'ouvre sur les ondulations créées sur une flaque d’eau par la pluie. S’ensuit tout une série de plans sur l'univers, un soleil, une explosion, créant le même genre d’ondulations qui elles-mêmes se propagent et entretiennent la réaction mise en branle.
Ces premières minutes créent à travers la combinaison de l’image et du son une sensation de peur et même d’oppression face à cette énergie folle, inhumaine, qui dépasse notre condition. Le feu du ciel volé aux dieux par Prométhée.
Les images sont hypnotiques, obsédantes, et renvoient immédiatement à la propre obsession de Robert Oppenheimer concernant la compréhension de la manière dont s’organise la matière et l’énergie, à la manière dont s’organise l'univers, tout en augurant du déchaînement à venir qui sera autant d’ordre cosmique qu’humain et changera le monde à tous les niveaux.
À travers ses premiers plans, Nolan à l’habitude d’introduire les thèmes de son film, et son Oppenheimer ne déroge pas à cette habitude.
Mais, à cette introduction purement cinématographique s’ensuit une petite déception, car alors que le visuel dominait lors de cette scène d’introduction, le film va tomber dans un excès de verbosité et d’expositions.
Pourtant, ce chaos, ce déchaînement verbal ininterrompu, renforcé par les multiples temporalités du récit, me semble loin d’être aussi gratuit qu’il pourrait le paraître, et renvoie aux déchaînements chaotiques des premières images.
La nature de l’univers est une intrication entre l’espace et le temps. Les multiples temporalités qui s’entrecroisent, et qui pourraient par moments faire ressembler Nolan à un jongleur génial qui fait de l’esbroufe juste pour pouvoir prouver qu’il a le talent pour entremêler toutes ces temporalités en restant assez clair pour son spectateur, renvoient elle aussi à ces premières images tout comme à la nature de l’univers fait de temps et d’espace mêlés, les événements éloignés les un des autres par le temps se répondant comme les ondulations créées par la pluie sur un flaque d’eau pour engendrer une toile complexe d’où émergera une nouvelle compréhension du drame humain qui se joue devant nous.
La structure du film de Nolan est donc pensée pour répondre directement à ses thèmes et renforcer leur sens à toutes les échelles : l’échelle humaine interpersonnelle, l’échelle politique, et l’échelle cosmique/physique. Cette volonté d’éclater la temporalité pour pouvoir mieux la rassembler en un tout compréhensible une fois la fin du film arrivée est donc non seulement voulue, pensée, étudiée, mais cadre avec les thèmes, ainsi que les théories véhiculées par les personnages du film. C'est le cas pour Oppenheimer, mais également pour une autre figure centrale, même si elle apparaît peu de temps dans le film, et qui précisément lie l'espace et le temps tant au niveau de la théorie que de la narration : Albert Einstein.
La conversation entre Oppenheimer et Einstein qu’on ne dévoilera qu’à la toute fin est la clé de voûte qui soutient l'architecture du film dans son entièreté. Et cette clé de voûte est elle aussi un avertissement qui nous vient du passé pour, bien entendu faire office de mise en garde quant aux dangers de jouer avec les forces nucléaires (ce dont à l’heure actuelle nous avons bien besoin au vu de multiples tensions internationales), mais aussi et surtout qu’il existe des forces qui dépassent de très loin les petites préoccupations nombrilistes et carriéristes de nos politiques. D'une manière assez étrange, Oppenheimer semble rejoindre le discours d’un film comme Don't Look Up (dans un genre, certes très différent) nous indiquant que certains sujets importants dépassent nos points de vue humains limités, et particulièrement celui de nos hommes politiques qui ne peuvent voir au-delà de leur petite quête de pouvoir.
Le dernier plan du film est particulièrement glaçant et profondément pessimiste.
Dans Oppenheimer, Nolan mélange donc, comme il en a l'habitude, les différents thèmes qui sont les pierres d'achoppement thématiques de son cinéma : sa fascination pour le temps, ses questionnements sur le mensonge et la vérité, et la dualité chaos/ordre.
Après avoir défendu le film de Nolan au niveau de sa structure et de ses thèmes, je dois quand même lui faire des reproches sur la place excessive du dialogue et de l’exposition, sur l'usage d'une bande sonore omniprésente qui finit par fatiguer un brin ,ainsi que sur le côté un peu m-as-tu-vu de l’ensemble, et bien entendu sur un défaut devenu largement répandu dans le cinéma moderne : le manque de concision. C’est comme si, à l’heure actuelle, il n’était plus possible de raconter quelque chose en moins de deux heures vingt pour les films les plus court. Il me semble qu’Oppenheimer tombe aussi dans cet écueil (même si le rythme du film est suffisamment maîtrisé pour prévenir l’ennui) et pouvait se dispenser de ses trois heures de démonstration.
Ce sont ces défauts qui, même s’ils sont explicables par leur volonté de dresser un portrait complexe sur de multiples époques et de multiples niveaux de réalités, n’en restent pas moins un peu rébarbatifs, et empêchent le film de Nolan de passer un niveau au-dessus afin de rejoindre, en ce qui me concerne ses plus belles réussites (Memento, Dark Night, Interstellar, Le Prestige et Inception).
Il faut tout de même aussi saluer l'impeccable travail sur le son, et le travail phénoménal de l'ensemble des acteurs même dans les rôles les plus anecdotiques, avec bien entendu une attention particulière à Cillian Murphy, Emily Blunt, et Robert Downey Junior.
Le film de Nolan,s’il n’est pas sans défauts, est structurellement impressionnant, traite de thèmes essentiels pour notre époque, et montre l’interconnexion et l’interdépendance des différentes échelles (interpersonnelles, politiques et physiques) de notre humaine condition, ainsi que des réactions en chaîne qui, si elles ne sont pas contrôlées un minimum, se propagent à l’intérieur de nos vies, de notre réalité, pouvant mettre fin à tout ce qui nous importe, aussi dérisoire que cela puisse paraître à l’échelle du cosmos, si on ne prend pas garde à l'impact de certaines de nos actions, de nos décisions et qu’on ne met pas en ordre nos priorités.