Le Oppenheimer de Christopher Nolan élabore un opéra cinématographique d’une densité rare, où la ligne narrative se fragmente, où la chronologie éclate, mais où chaque image semble pourtant gravée dans une logique inéluctable. Cette structure entrecroisée, alternant trois temporalités (la montée, la chute et l’écho), impose une perspective à la fois kaléidoscopique et profondément subjective : celle d’un homme qui n’a pas seulement fait l’Histoire, mais qui, par son invention, a déclenché une onde qui continue de résonner, comme le montrent les oscillations au sein même de la narration. Le temps chez Nolan n’est plus une succession, mais une résonance.
Au cœur de ce film, la figure du scientifique, incarnée par un Cillian Murphy hypnotique, est inséparable de ses contradictions. Nolan cadre souvent Oppenheimer dans des plans serrés, piégé dans sa propre tête, ce « destructeur de mondes » hanté par les étoiles effondrées, comme un prophète incapable d’échapper à sa propre vision. Le montage, dense et polyphonique, est une transposition formelle de la fission atomique : les idées, les visages, et les bribes de dialogues s’entrechoquent comme des particules instables. Et pourtant, loin d’une abstraction purement conceptuelle, Oppenheimer retrouve constamment la chair, que ce soit dans l’intensité des débats scientifiques ou les visages irradiés de culpabilité et de désir.
La séquence pivot, celle du test Trinity, est à cet égard une réussite d’une puissance rare. Nolan choisit de taire le son de l’explosion dans un premier temps, prolongeant une temporalité subjective : celle de l’attente, de l’effroi suspendu. Ce silence brutal devient un abîme sonore, où l’éclair déchirant semble précéder le fracas final, comme une image « désynchronisée » de l’Apocalypse.
La narration éclatée trouve sa contrepartie dans les scènes des audiences, où les stratégies politiques étouffent le scientifique. En noir et blanc, ces séquences imposent un contraste brutal avec les envolées poétiques de la première partie. Elles traduisent un glissement du rêveur vers le politique, un procès méticuleusement orchestré pour effacer la figure d’Oppenheimer. Ce jeu sur la couleur – subjectif en couleur, objectif en monochrome – ne symbolise pas seulement deux temporalités mais aussi deux niveaux de discours : celui de l’individu face à ses démons, et celui de la mécanique froide de l’État.
La partition de Ludwig Göransson, omniprésente, dialogue avec l’image comme une pulsation interne : tantôt violente, tantôt presque imperceptible. Elle est le pouls du film, et, dans des moments d’éclatement sonore ou de silence total, elle exprime ce que le langage visuel ne peut pas : la terreur d’un homme face à l’irréversible.
Nolan signe ici une œuvre, comme à son habitude, dans laquelle les grandes formes Hollywoodienne et l’expérimentation se retrouvent. Si certains pourraient reprocher à Oppenheimer une complexité qui frôle l’opacité, cette confusion apparente n’est que l’expression d’un chaos moral, d’une responsabilité sans précédent. Le film ne propose pas de réponse simple : Oppenheimer est-il un héros ou un monstre ? Peu importe. Ce qui compte, c’est la question qu’il nous renvoie : et nous, que ferions-nous avec ce pouvoir ?