Et donc le problème qui se pose avec les films de Christopher Nolan, et ce depuis The dark knight, le problème donc dès qu’il s’agit d’écrire dessus, dès qu’il faut en faire une critique (négative, et tant pis pour la horde de thuriféraires), c’est qu’on ne sait plus quoi dire à leur propos parce qu’on en revient toujours aux mêmes constatations. Parce que c’est toujours la même rengaine qui fait écho, les mêmes mots qui sont dits, les mêmes remarques, les mêmes scories. Et que Nolan décide de faire un thriller, ou de la science-fiction, ou un film de guerre, ou un biopic, ça ne change rien : toujours les mêmes mots, toujours les mêmes scories. Et ces scories-là, Oppenheimer paraît les synthétiser (les fusionner, pour rester dans l’ambiance du film) à lui tout seul, les agréger en une masse formelle faisant peu cas de, disons, subtilité.

Une sorte d’œuvre terminale nolanienne, l’aboutissement d’une filmographie surestimée, plombée par le lourdingue et le sentencieux, mais n’avait-on pas, déjà, dit cela de Dunkerque et de Tenet ? Visiblement fasciné par le père de la bombe H («Qu’on le veuille ou non, Oppenheimer est la personne la plus importante qui ait jamais vécu. Il a façonné le monde dans lequel nous vivons, pour le meilleur et pour le pire»), Nolan s’est emparé de la biographie American Prometheus: The triumph and tragedy of J. Robert Oppenheimer écrite par Kai Bird et Martin J. Sherwin pour, et impossible pour lui donc de s’en empêcher, faire du Nolan avant de faire un film.

Alors ça veut dire quoi, «faire du Nolan» ? Mêmes mots, mêmes scories, état des lieux, c’est parti : grosse machinerie stylistique et narrative au détriment de l’humain, de personnages incarnés un minimum (il faut voir par exemple comment sont traités ici les deux seuls personnages féminins : des figures rudimentaires), montage inutilement alambiqué, sempiternelles triturations temporelles aux airs de gadget passé de mode, musique tonitruante et omniprésente (sur les cent quatre-vingts minutes que dure Oppenheimer, à peine trente échappent, miraculeusement, aux accords pachydermiques de Ludwig Göransson). Comme si Nolan n’avait pas confiance dans le déroulement de son récit ni dans le talent de ses acteurs à (nous) transmettre des émotions. Pire : dans la capacité du spectateur à pouvoir regarder un film de trois heures sans qu’il s’ennuie. Sans qu’il ait continuellement besoin de moult effets et entourloupes pour le distraire, l’emmener, le captiver.

Au gré d’une chronologie déstructurée affichant trois timelines au compteur (une en noir et blanc, «objective» selon Nolan, centrée sur Lewis Strauss et sa participation active, mais dans l’ombre, au retrait de l’habilitation d’Oppenheimer à la Commission de l’énergie atomique, et les deux autres en couleurs, «subjectives» cette fois, autour de la préparation de la bombe à Los Alamos et l’audition, le «procès» d’Oppenheimer visant à le discréditer une bonne fois pour toutes), Nolan tente d’investir la psyché d’Oppenheimer, homme de science, homme de l’Histoire et homme tout court (avec ce que cela suppose de qualités et de faiblesses), face aux principaux événements qui jalonnèrent sa vie : mise en place et conduite du Projet Manhattan, accusation d’espionnage, accointances communistes sur fond de Maccarthysme, prise de conscience intime et politique après les horreurs d’Hiroshima et de Nagasaki…

Et, par extension, à ceux d’un monde en pleine mutation s’ouvrant soudain au chaos technologique créé par la main de l’Homme. Mais pour ça, Nolan s’en tient la plupart du temps à des images platement illustratives et des visions platement littérales censées représenter cette psyché (cette «subjectivité» donc) en plein travail et en pleine déroute (explosions compactes, matière en furie, particules déchaînées, réalité qui s’altère…). Visions sans poésie, sans un imaginaire puissant capable de conjuguer une réalité que l’on sait dévastatrice à notre rapport au nucléaire comme champ des possibles apocalyptiques, comme fin fantasmée de l’humanité, et que l’on se souvienne de ce que David Lynch, dans la séquence culte du huitième épisode de la troisième saison de Twin Peaks, a fait de l’explosion atomique de Trinity, de ce qu’il nous a offert comme un cadeau : la naissance du Mal dans sa forme la plus pure.

Pour (en) finir, Nolan croit bon d’inventer des sortes de micro suspens, des whodunits dont on n’a que faire jouant sur une attente ou une révélation montées en épingle par un montage en folie (Oppenheimer sera-t-il condamné ? Strauss sera-t-il élu ? Qu’a dit Einstein à Oppenheimer ?…), là encore comme s’il lui fallait nécessairement en passer par là pour donner chair à son biopic. Lui donner vie. Le rendre intéressant, à tout prix. Mais à quel prix, en vérité ? Au prix de nous imposer un rythme qui s’emballe en vain. Qui ne prend pas le temps de simplement raconter, y préférant une sorte de surenchère dans la perturbation (de sons et d’images, de paroles et d’intentions) face à laquelle il est difficile de ressentir quoi que ce soit, sinon de l’agacement, puis du dépit. Et qui va jusqu’à nuire à la belle interprétation de Cillian Murphy, parfait lui en Prométhée des ères modernes dont le regard, transi et perdu, restera l’unique éclat qui nous parvient de l’abîme.

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le 31 juil. 2023

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