Orange Mécanique est un film qui arrive comme un ovni d'une grande violence dans le paysage du septième art. Une renommée mondiale pour un film qui aurait largement mérité un Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisation (c'est là où on voit la grande limite des Oscars, qui ne cessent d'être de plus en plus ridicules au fil du temps). Film d'anticipation remarquable, il fut même censuré dans certains pays comme l'Angleterre peu de temps après sa sortie, on l'accusait d'être à l'origine d'une augmentation de la violence dans la société, c'est à se demander si certains ont réellement compris qu'il fallait prendre le problème à l'envers.
Nous sommes donc face à un film conduit avec une intelligence remarquable, maîtrisé avec une main de maître. On a donc droit à des plans pertinents et soignés, minutieusement conçus dans des intentions précises, ce qui témoigne à merveille du perfectionnisme et de la virtuosité formelle de son réalisateur.
Le film se veut malsain, dérangeant et profondément angoissant, mais pas pour s'enfermer dans ce cercle comme un vulgaire film sans réel intention, au contraire, le projet du film est bien de se servir de tout cela afin de faire naître de nombreux questionnements très intéressants et montrer visuellement la violence dans sa réalité la plus terrible de ce qui advient et pourrait advenir de plus en plus à mesure que la société n'évolue pas dans le bon sens.
L'échec d'une éducation du "laisser-faire" à travers une mise en scène somptueuse :
Il y a tellement de choses à dire sur ce film qu'il est difficile de ne pas en oublier, d'être peut-être passer à côté d'autres détails très importants car Kubrick ne laisse strictement rien au hasard. En cela, la mise en scène générale de chaque plan regorge d'un nombre incalculable de symboles plus ou moins flagrants, qui conduisent à des dénonciations, des critiques sur l'évolution de la société. Si nous prenons l'exemple du lait but par l'ensemble des membres qui suivent Alex est un des nombreux détails du film qui n'est pas anodin. Le lait est le symbole de l'enfance que n'a jamais quitté ce personnage. Il est encore dans un monde où seul sa personne compte, un monde dans lequel son rapport à autrui n'est teinté d'aucune empathie, d'aucune pitié, d'aucune compassion, d'aucune compréhension, à l'image du bébé qui ne prend conscience d'autrui que bien plus tard dans la construction de sa conscience (voir les rapports psychologiques à ce sujet).
On peut également évoquer les décors, que ce soit la maison dans laquelle il vit avec ses parents, une maison où tout est en apparence éclatant et vif pour masquer toute la noirceur de ce qui y est enfermé. Une dénonciation ici de l'incompétence manifeste de nombreux parents qui ne savent plus comment éduquer leurs enfants, qui sont complètement perdus dans un monde désenchanté. Il pense que le "laisser-faire" doit être le maître mot et en paye inéluctablement les conséquences. Ce qui est intéressant c'est que c'est réellement la situation dans laquelle nous sommes plongés aujourd'hui, et en cela, il nous est permis d'affirmer que ce film est encore d'une brillante actualité.
L'impuissance des parents est telle qu'ils en viennent à remplacer leur propre fils par un autre car ils sont incapables de se poser les bonnes questions, ou tout simplement, de se remettre eux-mêmes en question dans l'histoire.
L’égoïsme et l'égocentrisme sont des thématiques directement perceptibles. Alex, le protagoniste du film est une caricature de l'ego humain poussé à son paroxysme dans un climat de violence effroyable. Ce climat mis à l'écran par Kubrick est loin d'être anodin puisqu'il s'agit de montrer une certaine évolution de la société qui dérive vers le n'importe quoi et le nihilisme généralisé qui s'installe progressivement (qu'il s'agit de critiquer vivement ici).
Il existe de moins en moins de frontière entre la sphère publique et privée, l'intimité des individus est brisée en mille morceaux, conséquence d'une société de plus en plus individualisée, réduit à n'être que des consommateurs sans réflexion consciente sur leur manipulation. Nous avons une parfaite illustration de cela avec la femme aux chats, qui a un amour inconditionnel pour la pornographie, jusqu'à le montrer partout dans sa maison. Cette femme est symptomatique d'une société qui libère totalement ses mœurs mais qui ne pourra pas échapper à en payer certaines contreparties avec des individus totalement perdus et isolés dans leur propre souffrance qui n'auront plus qu'un monde totalement fantasmé à se mettre sous la dent pour exister. A chaque prétendu "progrès" de la société, il y a un prix à payer. L'optimisme béant est une chimère qu'il s'agit de dénoncer ici.
Une dénonciation caricaturale du redressement d'un individu par la science :
De toute évidence, le film a également le projet de nous montrer l'échec du redressement moral permis par le progrès scientifique et technologique de l'humanité. Toute cette grande phase du passage en prison d'Alex développe de multiples thématiques autour des questions de libre arbitre, de conditionnement psychologique, de morale plus généralement. En effet, lorsque Alex est soumis à un traitement particulier visant à le rétablir dans la société par des chocs électro-chimiques afin qu'il ne commette plus de mauvaise action fait écho aux nouvelles méthodes scientifiques qui ont fait grands bruits dans les années 1960 en particulier aux Etats-Unis. Il y avait cette prétention théorique selon laquelle par l'intermédiaire de la science, nous allions pouvoir guérir les individus dangereux et nuisibles dans la société afin que tout le monde puisse vivre en paix.
La réalité, c'est que l'on annihile pas le problème puisque Alex n'a pas changé dans le fond de sa pensée et de sa propre conception morale, en témoigne la scène de son retour chez ses parents où il n'a qu'une envie c'est de frapper violemment celui venu pour le remplacer, ou encore à la fin du film où on le voit fantasmer à nouveau sur des envies d'orgies dionysiaques bourrées teintées de cruauté et de violence jubilatoires. Au fond, Alex n'a changé que parce qu'il préfère le plaisir à la souffrance, comme n'importe quel être humain. Le plaisir étant devenu autre que celui qu'il connaissait jadis, il change parce qu'il doit changer.
Nous assistons donc à une illustration magnifique des limites de la science sur l'impact qu'elle pourrait avoir sur la conscience humaine.
Une utilisation de la musique loin d'être anodine :
L'habileté à montrer que l'art ne peut sauver l'humanité si magnifique soit-il, est remarquablement amené par Kubrick tout au long du film. Lorsque Alex subit des modifications chimiques en étant dans la machine, on voit défiler des marches nazies sur fond de la neuvième symphonie du fameux "Ludwig Van !" afin de bien nous montrer que la musique la plus joyeuse, la plus belle, la plus entraînante, peut très bien être écoutée par des individus fondamentalement froids, calculateurs, cyniques, malsains, et profondément inhumains. L'art ne sauvera pas l'humanité à notre plus grand désespoir, c'est un mythe qu'il s'agit de dénoncer également ici. Nous en avons une parfaite illustration dans la scène où Alex tabasse violemment l'écrivain et viole sa femme tout en chantant "I'm singing in the rain".
La neuvième symphonie de Beethoven et I'm Singing in the rain sont deux musiques choisies pour montrer l'impuissance de l'art face au nihilisme généralisé d'une société en perdition.
Une exposition magnifique de l'écart entre le discours et le fond d'une personne :
Il y a également un autre aspect qui travaille l'oeuvre, celui de la revanche et du ressentiment qui touchent n'importe quel être humain. Alex étant devenu docile à l'aide de ce nouveau traitement scientifique, dès lors qu'il est réhabilité dans la société, c'est désormais à lui de connaître tout un tas de souffrances gratuites et perverses de la part de tous les individus qu'il a fait souffrir. La scène qui couronne le tout est celle avec l'écrivain d'extrême-gauche, scène dans laquelle Kubrick montre bien que peu importe le bord politique duquel on se réclame, l'homme se vengera de manière cruelle en évacuant les principes de base que celui-ci s'est fixé préalablement. Ainsi, l'écrivain d'extrême-gauche est prêt à accueillir Alex chez lui alors qu'il sait pertinemment ce qu'il a commis dans le journal mais trouve ignoble ce qu'il a subi comme traitement scientifique (tout en ne sachant pas qu'il a affaire à celui qui a violé sa femme). Cependant, à partir du moment où il comprend enfin de qui il s'agit, il est prêt à lui faire subir un sort au moins (si ce n'est plus) aussi terrible et inhumain que celui adressé à Alex a par les autorités politiques, judiciaires du pays. Tout ça pour quoi ? Parce que l'écrivain a une revanche personnelle à prendre sur Alex, voilà pourquoi il est prêt à lui faire subir ce genre de tortures immondes. Tant que la part émotionnelle n'est pas au rendez-vous, l'être humain se fixe autant de beaux principes, mais dès lors que ce n'est plus le cas, il s'en éloigne fermement sans s'en rendre véritablement compte sur le moment venu.
Illustration magnifique d'une humanité qui se ressemble dans ses plus grands travers. Le conditionnement biologique de l'être humain rentre en conflit perpétuel avec les principes raisonnés qu'il se fixe, une thématique qui sera magnifiquement bien reprise afin d'aborder un autre sujet dans son dernier chef-d'oeuvre Eyes Wide Shut.
La fourberie des politiciens omniprésente :
Nous pouvons également voir à de nombreuses reprises le rôle terrible et calculateur des politiciens dans cette histoire. Des politiciens qui se servent des affaires publiques à des fins purement personnelles pour leur campagne. La manipulation des foules pour arriver au sommet voulu. Il y a un immense désintéressement du politique pour les affaires de bien public depuis la nuit des temps, mais encore plus dans une société de nihilisme généralisé où l'on refuse de s'interroger sur les véritables problèmes puisque l'on préfère les utiliser intelligemment à des fins personnelles. La scène qui clôture le film en est un magnifique exemple, le politicien finit par rendre visite à Alex et le sollicite dans son pur intérêt personnel. D'ailleurs, nous avons le droit ici à une magnifique scène d'anthologie au moment où tous les photographes se réunissent devant ces deux personnages (Alex et le politicien) qui fixent tous les deux la caméra au travers d'une accolade et d'un pouce levé. On voit bien ici comment une large partie des médias sont également porteurs de cette désinformation publique flagrante avec une utilisation malsaine et de contre-vérité avec des images que l'on peut trafiquer comme on le souhaite.
Il y aurait encore tant à dire sur ce monument du septième art... En tout cas, on peut bel et bien affirmer que ce film est profondément visionnaire concernant les nombreuses thématiques qu'il aborde, mais surtout, qu'il est profondément pétri d'intelligence dans tout ce qu'il nous montre visuellement car il est réalisé par un véritable artiste qui nous donne ici à réfléchir au travers d'un film grandiose.
Evidemment, c'est un film dont on ne peut faire l'économie si on aime réfléchir sur une certaine anticipation dystopique de la société ou si on s'intéresse tout simplement à titre personnel au cinéma. Comme je l'ai rappelé à de nombreuses reprises dans cette critique, il s'agit vraiment d'un film conduit d'une main de maître par un génie de l'art cinématographique. Un véritable chef-d'oeuvre dont on ne sort pas indemne tant des séquences, des plans, des images restent encrés dans notre mémoire de longues années après notre premier visionnage.