Quand on se renseigne sur les conditions de tournage, sur la série de coups durs qui entachèrent l'accouchement douloureux de ce film, on ne peut qu'être à la fois indulgent et stupéfait du résultat. D'un point de vue purement formel, on a d'un côté une profusion de raccords étranges (pas totalement faux, mais parfois presque dérangeants), et de l'autre une profusion de séquences grandioses. D'un côté un doublage en post-synchronisation parfois laborieux, et de l'autre l'agréable grandiloquence propre à l'œuvre originelle. L'introduction donne le ton du film d'emblée, c'est un souffle poétique, passionnant, écrasant qui jaillit de l'enterrement d'Othello et Desdémona et de cette procession filmée de main de maître. Cette mise en bouche correspond à l'idée que je me fais d'une séquence tutoyant la perfection sur le plan technique. Elle est à l'image des débuts de "Macbeth" du (et avec le) même Welles, avec le fameux chaudron dégoûtant des sorcières : point de répit, on est directement projeté dans la prose de Shakespeare.
Cela étant dit, le montage un peu éclaté de l'ensemble (qui s'explique par les modalités du tournage, encore une fois) donne une impression de kaléidoscope de visions et peut finir par se faire trop ressentir, fatiguer voire déranger à la longue. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est le bordel narrativement parlant, mais j'ai eu parfois du mal à suivre toutes les péripéties et à bien saisir la subtilité du lien entre le texte original et les images du film. Mais en termes de composition, de cadrage, de sensibilité esthétique, c'est relativement irréprochable, une vraie leçon. Les hallucinations générées par les différentes prises de vue en plongée et contre-plongée, les lignes de fuite omniprésentes qui presque ensorcèlent, et les jeux d'ombre et de lumière, tout le temps (une des scènes finales où le visage d'Othello sort de l'obscurité au dessus du corps de sa défunte femme est inoubliable), comme d'habitude chez Orson Welles, sont un vrai régal pour l'œil.
Une histoire et un protagoniste qui sied particulièrement bien à Welles acteur autant que réalisateur, et même si je le place à titre personnel en dessous de son "Macbeth", je serais tenté d'attribuer cette hiérarchie au contenu des œuvres originales respectives, aux enjeux à mon sens moins essentiels ici, moins grandioses (un royaume d'un côté, un amour de l'autre, pour dire les choses crûment). Les aléas de la folie humaine, du Mal grandissant et de la manipulation me paraissent également bien mieux dépeints dans la première adaptation. Reste le caractère fabuleux de ces histoires de tromperies croisées, de ces amoureux jouets du sort ("Reputations are got without merit and lost without deserving" dira Iago), et de cette utilisation des décors. Rien que pour cela, "Othello" vaut largement le détour.
[Avis brut #83]