Une durée de près de 13 heures ! Oui, c'est ce qui vous saute tout de suite aux yeux. Ensuite, Jacques Rivette n'a pas la réputation d'être le cinéaste le plus accessible au monde, donc on se doute bien qu'il ne va rien faire pour rendre le visionnage de ces 13 heures évident.


La première des huit parties composant l'ensemble en est un exemple choquant. C'est un bizutage purement et simplement. On est franchement tenté de laisser tomber au cours du visionnage. C'est pratiquement juste des comédiens en train de répéter en faisant des exercices physiques et vocaux pendant près de 110 minutes. Quand on en vient à trouver un véritable intérêt et soulagement à voir Jean-Pierre Léaud tamponner des enveloppes, on se dit que Rivette a vraiment été loin dans le délire.


Mais si on "survit" à cette première partie, petit à petit, on se laisse prendre.


Les trois premières parties se basent surtout sur les longues répétitions et les longues discussions entre les comédiens de deux troupes différentes. Ce sont les plus difficiles à regarder. D'autant plus que le réalisateur a sacrifié la technique au profit du saisissement de l'instant ; ce qui fait que certaines séquences sont quasi inaudibles (ce qui contaminera tout le film d'ailleurs !). On comprend qu'avec l'absence de scénario écrit à l'avance, juste une vague trame avec un groupe secret composé de 13 membres, les personnages sont en train de faire ce que les acteurs qui les incarnent font aussi, improviser, être poussés dans leurs derniers retranchements. On a une véritable mise en abyme.


Une fois, arrivé à la toute dernière scène de la troisième partie, où un sourd et muet se met soudain à parler et à entendre, on comprend instinctivement que la patience du spectateur sera enfin récompensée. Il y avait jusqu'ici une mise en place assez discrète d'un semblant d'histoire, grâce aux quelques scènes avec les personnages joués par Léaud et par Juliet Berto, mais les interprètes jouant des comédiens de théâtre ne restaient quasiment confinés qu'à être des comédiens de théâtre, intervenant peu à l'extérieur. Ils vont finalement être autre chose, être incorporés dans un récit qui va quelque part, même si c'est nulle part.


Et ce récit va avoir un personnage principal intéressant, le Paris des années 1970. Le vrai Paris, pas celui avec des décors intérieurs de studio, pas celui avec des scènes extérieures dirigées par un type hurlant dans un mégaphone sur des figurants, le vrai Paris, dans ses véritables intérieurs, en extérieurs avec de véritables passants et une véritable circulation. Nos nombreux protagonistes ne feront que s'agiter avec cette présence écrasante. C'est aussi fascinant à regarder que la capitale française des années 1910 sous l’œil de Louis Feuillade.


Le tout va être ponctué de références au réalisateur des Fantômas et des Vampires justement, avec son format sérial, ses rebondissements à l'emporte-pièce, dont certains ne seront pas exploités par la suite, ses mystères qui couvent sous les apparences. La toute dernière scène avec le personnage joué par Berto le fait comprendre le plus explicitement du monde.


Il y a aussi quelques clins d’œil à Lewis Carroll, mais c'est surtout Balzac qui fait acte de présence avec cette franc-maçonnerie ne débouchant sur rien, comme c'était le cas dans ses romans, comme c'était le cas avec celle qu'il avait tenté de créer dans sa vraie vie. Cela donne l'occasion d'une des rares séquences plaisantes des trois premières parties, avec Eric Rohmer dans le rôle d'un spécialiste de l'auteur de La Duchesse de Langeais.


Pour continuer dans les divers protagonistes et les acteurs qui les jouent, on a plaisir à voir des silhouettes familières comme celles de Bernadette Lafont, de Françoise Fabian, de Jean Bouise, même celle qui l'est moins de Jacques Doniol-Valcroze en treize amateur d'échecs. Mais ce ne sont pas eux qui se distinguent le plus.


C'est Jean-Pierre Léaud en faux sourd et muet, ayant une manière originale (et agaçante !) de se faire de l'argent avec un harmonica, qui va s'improviser détective, c'est Michel Lonsdale en chef de troupe qui ne sait pas où il va (qu'on peut peut-être identifier au réalisateur !), c'est Bulle Ogier qui va être plusieurs moi, à l'image de la remarquable scène avec le miroir, c'est la pétillante Juliet Berto (mon gros coup de cœur pour ce qui est de la distribution !) en aigrefin n'ayant pas froid aux yeux, qui s'en sort plus ou moins bien dans ses duperies ou tentatives de duperie. On a plaisir à suivre ses diverses effronteries. J'ai beaucoup aimé son personnage. Je l'ai trouvé très intéressant.


Mais ça mène où tout ça ? C'est quoi la finalité de ces treize heures de cinéma ?


Pour l'intrigue, les personnages... rien...


Pour Rivette et son équipe, le fait d'avoir vécu une expérience de cinéma difficile et unique, je pense.


Pour le spectateur, l'impression d'avoir assisté à une expérience de cinéma difficile, mais unique, qui vaut la peine.

Plume231
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le 21 avr. 2020

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