Le décor de Pacifiction est indubitablement, nécessairement contemporain. Et pourtant, l’intrigue qui s’y déroule présente des traits indescriptiblement désuets. Elle répond à des codes qui nous ramènent à une époque révolue, à un lieu dont on ne saurait dire s’il existe réellement.
Île, isolement, tropiques.
Tahiti est une île à la beauté froide, « cartepostalisée » pourrait-on dire. Les paysages sont outrageusement normaux et atypiques à la fois. La caméra d’Albert Serra ne les retranscrit ni comme un environnement paradisiaque, ni tout à fait comme une contrée sauvage, d’ailleurs mal comprise par le protagoniste, incarné par Benoît Magimel. Elle est un entredeux (à l'image du personnage de Shanna, joué par Pahoa Mahagafanau, ayant effectué une transition de genre) : celui de routes désertes, d’indigènes mutiques et de couchers de soleil pré-apocalyptiques, fascinants, inquiétants.
L’isolement est voulu mais aussi presque subi par de Roller. Point de trace de télévision, radio, téléphone ou ordinateur (si ce n’est l’ordinateur de bord du coucou), tout au long du film, ce qui lui donne une étrange impression de déconnexion avec le reste du monde connu. Nul signe non plus de la « hiérarchie » à laquelle de Roller fait souvent référence. Véritable serpent de mer, informe, alpaguée au détour d’une conversation (le Premier ministre et le Président sont des « connards »), la hiérarchie est tout aussi insaisissable que cette action, cette activité dont le protagoniste se dit pourtant spécialiste. Il offre à tout va son aide, campe sur son attitude débonnaire, recherche sans cesse une approbation populaire qui n’arrive jamais. « Peuple » mythique, évoqué mais jamais rencontré, Pacifiction ne dépeint que les responsables d’un pouvoir n’ayant de prise avec le réel qu’au travers sondages et rumeurs ; avec une tonalité quasi médiévale de relation entre le seigneur et son bas-peuple aperçu à travers la lorgnette.
La tropicalité du film lui donne son esthétique si léchée. La coloration de l’image ne cesse de surprendre, s’éloignant du chromatisme attendu pour se perdre dans les méandres de panoramas éblouissants. Des moments de contemplation qui ne sont pas sans rappeler la façon dont un Michael Mann perçoit l’environnement dans Miami Vice ou Révélations. En cela l’ambiance sonore sublime le tout, alternant percussions distantes et glitches sonores que n’aurait pas renié Denis Villeneuve. Une chape de plomb s’abat sur l’archipel. Un voile de mystère obscurcit la caméra et le regard du spectateur sur ces événements droits sortis d’un roman postmoderne.
Pacifiction désarticule avec brio les attendus dramatiques d’un film qui prend à ce point son temps pour faire décanter ses personnages et son environnement. La frustration qu’il peut (et doit) générer au cours du visionnage se retranscrira plus tard en longues et persistantes réflexions…