Il faut du temps pour digérer le film d'Albert Serra, tant il reste longtemps à l'esprit. C'est un songe qui nous aurait accompagné jusqu'au réveil, dont il ne reste rien d'intelligible si ce ne sont des mots : torpeur, transe, léthargie, chaleur, moite.
Au milieu de tout ça, une figure qui ressort. Celle d'un homme médiocre, De Roller, interprété par Benoît Magimel, dont le rôle ne sera jamais aussi clair que son costume blanc colonial. Sans doute un représentant de l'Etat français détaché en Polynésie, le spectateur le découvrira en train de brasser du vent, ce qui offre plusieurs scènes absurdes à la première heure du film. L'écriture est juste, l'interprétation de Magimel est excellente et la mise en scène, implacable, prend le temps de leur rendre honneur.
Mais cet homme est-il si médiocre ? Ne brasse-t-il que du vent ? Le doute devient permis lorsqu'on le voit scruter l'horizon avec ses jumelles dernier cri. La menace devient réelle sans toutefois devenir précise. Que signifie la vision de ce sous-marin ? Que font ces marins sur l'île ? L'importance que revêt l'île dans le récit en fait un personnage à part entière. C'est elle et les blessures dont elle porte encore les stigmates qui font naître l'intrigue. Le récit se brouille rapidement, les vérités deviennent confuses tant les arcs scénaristiques se chevauchent. Le passé colonial déborde, les essais nucléaires sont encore dans les esprits, la rébellion locale rôde, un réseau de prostitution est soupçonné, une secrétaire déloyale est démasquée. Nombreuses sont les scènes où le spectateur ne percevra qu'un dixième de ce qui vient de se jouer. En témoigne cette scène où De Roller se rend sans doute au domicile du patron de la boîte de nuit, échange mystérieusement quelques mots avec lui sur le sujet des essais nucléaires, à moins que ce ne soit sur ces groupes de filles qui se rendent de nuit dans les sous-marins, et aperçoit en repartant une femme qui danse étrangement avec un homme, ou peut-être jouissent-ils d'un plaisir défendu, au bord de la piscine, le tout sur un fond de musique lounge infini.
Le caractère lynchéen du film est indéniable et, en plus de ces musiques incessantes, ce sont les personnages qu'abrite l'île qui en sont le plus parfait témoin. Morton, ce patron de boîte insaisissable, Matahi, ce jeune local influent et menaçant qui a pris la relève d'un prédécesseur qui s'est évaporé, l'Amiral dont l'importance dans le récit ne collera jamais avec son air benêt et surtout Shannah, cette secrétaire d'hôtel transgenre, à la silhouette plantureuse, au regard énigmatique, au charme naturel. Elle symbolise à elle seule le caractère irréel de toute l'île. Les liens qui unissent les personnages sont imperceptibles, semblables aux racines enchevêtrées d'un arbre millénaire, qui porterait l'héritage de toutes les générations qui l'ont connu.
Comme un songe, il ne reste que peu de choses tangibles au réveil. Et pourtant, on ne sera pas étonnés quand, bien des jours plus tard, une musique lounge se fera entendre dans notre esprit pour accompagner des flashs d'un voyage antérieur en Polynésie qui viennent nous hanter.