Nouvelle tête de gondole du cinéma autrichien, et puisque Michael Haneke s’en est allé ailleurs, transformé en égérie plus globale et plus internationale que l’on exporte un peu partout (César, Oscars, palme d’or, remake américain…), Ulrich Seidl a désormais la lourde tâche de remplacer le maître ès rigueur dans le cœur des cinéphiles (Markus Schleinzer est bien parti pour également), tâche dont il s’applique pour l’instant à parfaire avec succès puisque les retours critiques oscillent constamment entre rejet total, agacement prononcé et timide enthousiasme (comme Haneke à l’époque de 71 fragments d’une chronologie du hasard ou Funny games).
Premier volet d’une trilogie qui s’annonce radicale, Paradis : amour ouvre le bal en beauté, suivi très prochainement par Foi et Espoir. Siedl, sans faire de manières, y va et charge la barque : tourisme et misère sexuels, diktat occidental, marchandisation des corps, libéralisme décomplexé et racisme ordinaire, même plus choquant parce que tristement banalisé, accepté sans broncher en esquissant un rire jaune. Le regard de Seidl sur les travers de notre époque, ce regard souvent taxé d’hautain et de misanthrope (voir la première scène du film avec les handicapés mentaux dans les auto-tamponneuses), n’est ni foncièrement cynique (même si une espèce d’humour féroce irrigue sans cesse le film) ni simple donneur de leçons, mais uniquement porté sur des faits qu’il serait un rien déloyal de négliger ou de rejeter.
Paradis : amour est un tableau lucide et sans concession de nos nombreuses dérives comportementales dont on pourra, certes, s’offusquer en poussant de vains cris d’orfraie, après tout pourquoi pas, chacun sa façon de réagir et de s’émouvoir face au miroir qu’on lui tend. En mal d’amour (les sugar mamas que plus personne ne désire parce qu’avachies et adipeuses, loin des canons de beauté imposés par des dérives sexistes et esthétiques) ou en mal d’argent (les jeunes kenyans qui se prostituent pour survivre ou faire vivre leur famille), chacun tente, avec ses moyens et ses propres limites morales, de s’accorder quelques miettes d’un éventuel bonheur.
Entre vaches à fric (les touristes) et vaches maigres (les autochtones), Siedl scrute deux mondes qui se télescopent et s’arrangent comme ils peuvent, s’arrangent de grigris, de tours à moto, de caresses rudes et d’hôtels de passe, voire même d’un lourd passé colonialiste (portugais, allemand puis britannique). Petits arrangements avec les vivants : on s’organise, on s’emballe, on croit encore aux sentiments, on mendie du flouze comme on mendie un peu d’amour, rapports faux, intérêts zéros, chairs tristes et bites molles. Et puis des riches et des pauvres de chaque côté d’une barrière, d’une ligne tendue, d’un gouffre colossal.
Dommage quand même que le film finisse par tourner un peu en rond, un peu trop long aussi dans sa conclusion, Seidl répétant parfois, inutilement, des scènes comprises, saisies dès la première fois grâce à son sens aigu du cadre (immobile), du détail et de l’observation (on pense beaucoup à Chansons du deuxième étage et à Nous, les vivants de Roy Andersson). Une belle et grande révérence enfin aux acteurs (à Margarete Tiesel surtout dans un rôle juste et pathétique à la fois) qui se donnent entièrement et sans pudeur (la scène de l’anniversaire, crue, laide, dérangeante), bravant tout et refusant peu. Ils sont ces humains tristes, absents, égarés dans la cruauté d’une existence décidée à ne plus faire de cadeaux. Et à la fin, rien qu’une immense solitude sur un bout de plage paradisiaque (infernale ?), un néant ouvert sous les cocotiers, sous le soleil qui se lève, pâle et désabusé.