Alors que l'on évoquait dans mon jeune âge les mystères de la création artistique et l'expérimentation audacieuse de nouvelles voies inexplorées un de mes professeurs prononça le nom qui signifiait pour lui l'essence même de la recherche exigeante et rigoureuse au cinéma: Jacques Rivette. C'est dire si voir enfin ce nom au générique était pour moi une sorte de Graal.
Jacques Rivette a une pratique effectivement expérimentale du cinéma. Il a mis au point une méthode de travail qui nécessite une concentration intense au moment du tournage. C'est la méthode dite du cinéma vérité : l'absence de scénario (ou un simple canevas) compensée par l'improvisation qui permet au film de vivre sa propre vie et d'échapper ainsi à la lourdeur du film trop construit.
Un autre principe du cinéma expérimental est d'aller à l'encontre des principes généralement utilisés dans la narration classique.
Il y a ainsi deux histoires dans le film.
Les aléas des répétitions de la pièce de théâtre Périclès de Shakespeare
La menace diffuse d'un complot qui pèse sur la vie de certains protagonistes
Contrairement à ce que l'on pourrait attendre ces deux histoires ne se rejoignent pas et n'ont même aucun rapport l'une avec l'autre même si certains voudront à tout prix en trouver. C'est la leçon de Marcel Duchamp avec sa Roue de Bicyclette posée sur un tabouret et plus près de nous celle de Bertrand Lavier avec Brandt/Haffner (ou la superposition d'un frigo et d'un coffre-fort). Juxtaposer des objets qui n'ont aucun rapport entre eux dans le seul but d'assembler. On retrouve bien dans cette démarche le soucis d'innovation et d'anticonformisme de Jacques Rivette.
En guise de leitmotiv pendant les répétitions de la pièce de théâtre revient une séquence où les acteurs se questionnent sur le sens du vent. Grave question que l'on est en droit de se poser en effet. Le vent vient-il vraiment de l'ouest ? Ou comment montrer l'absurdité du monde. Le metteur en scène de la pièce de théâtre pense que la musique est la seule façon d'essayer de remédier à cette absurdité. La quête d'Anne Goupil le personnage principal est donc celle d'un morceau de musique disparu composé par Juan, le mystérieux personnage qui s'est suicidé (?) avec un couteau.
A noter en passant que, pour casser les codes, la jeune actrice interprétant le personnage principal est une inconnue alors que pour les personnages plus secondaires on retrouve Françoise Christophe, Giani Esposito ou Jean-Claude Brialy. Et en guests-stars les brèves apparitions des copains de Rivette dans leur propre rôle : le bavard Chabrol, Godard qui se cite et le magicien Jacques Demy.
Je veux avertir en passant les amateurs de films d'action (dont je suis). L'image de l'affiche du film est trompeuse: on voit bien à un moment un personnage sur les toits du Châtelet mais il n'y a ni poursuites sur les toits ni tentative d'appropriation de Paris, juste un gars qui se ballade sur le toit, comme ça, pour le fun.
Pareil pour le titre du film qui pourrait évoquer une success story (ou une histoire d'amoureux transis) : Paris nous appartient est juste une affirmation balancée pour contredire Charles Péguy qui affirmait que Paris n'appartient à personne . La seule raison du concept ? Péguy était catho et patriote...
Je veux mettre également en garde tous les nostalgiques amoureux d'un Paris révolu: la plupart des scènes se passent soit dans un théâtre soit à huis clos. Pour la vision de longs plans-séquences ensoleillés du Paris ancien (ce qui était l'une de mes motivations pour voir le film), il faudra voir ailleurs.
Et au contraire donc la tonalité du film est noire et suit les codes du film noir avec des cadavres qui s'accumulent. Les personnages se croisent mais ne tombent pas amoureux. Ils se méfient les uns des autres et se manipulent tout en répétant à l'envi qu'il y a un secret quelque part , mais qu'on ne peut encore le dévoiler, car il y va de sa propre vie, et qu 'il ne faut pas s'aviser de le chercher ,etc,etc...(car si le secret est inhérent au cinéma de Jacques Rivette (et réciproquement) j'ai cherché durant tout le film quel était ce secret si bien caché ).
Résumons-nous: une menace pèse donc sur les principaux personnages. Laquelle ? Peut-être l'assassin ou les assassins qui sont à l'origine de la mort de Juan ? Qui sont au choix :
Des proches des personnages
Les nazis qui veulent reconquérir le monde
Les Illuminati
Les fascistes de la phalange de Franco
Tout le monde est innocent, c'était bien un suicide
Comme j'avais décroché du film au moment du dénouement final je ne saurai spoiler ni donner la réponse. Mais ce n'est pas si important, le metteur en scène devant laisser le spectateur trancher en son âme et conscience (article 26-3 de la Nouvelle Vague).
Une grande partie du cinéma américain moderne est conçu par des gens intelligents à l'adresse des cons, le cinéma français de cette époque, c'était souvent le contraire. C'est aussi cela l'exception culturelle française...
J'ai parlé plus haut d'un message caché éclairant le sens du film que j'ai patiemment recherché ... J'ai fini par le trouver dans le tout dernier plan qui montre des cygnes qui volent au-dessus d'un lac .... Jacques Rivette a parfaitement réussi sa signature et nous livre lui-même sa clé. Son oeuvre est semblable au cygne. Le cygne est le symbole de l'inspiration de l'artiste mais le cygne est aussi incapable de voler très haut...