Une des erreurs les communes concernant Brian de Palma est de le considérer comme un maître du suspense, le réduisant ainsi à un suiveur du grand Hitch. Or, à bien revoir ses films, il est assez évident que le suspense n'est précisément pas le point fort de De Palma. Ce n'est tout simplement pas son sujet. L'énigme chez le cinéaste n'est pas narrative mais visuelle. La question n'est pas comment raconter une histoire mais plutôt comment construire des images animées et organiser les différents régimes de celles-ci : objectives, subjectives, oniriques, fantasmatiques. Comment faire encore des films après Hitchcock, pourrait s'ajouter aux questionnements qui traversent la filmographie du cinéaste. Il existe chez De Palma quelque chose d'assez beau et qu'il serait possible de décrire comme une tendance à vouloir investir les schèmes hitchcockiens, les tordre pour finalement les épuiser. Il n'est pas question de copier mais d'interroger les grandes figures de la filmographie du maître (en vrac: la scène de la douche de Psychose, le voyeurisme, l'impuissance masculine, les identités fragiles, la structure narrative de Vertigo) en en proposant une relecture esthétique bien plus que narrative. Par ailleurs, l'autre constante du cinéma de De Palma s'articule autour de la recherche de l'image manquante qu'il cherche perpétuellement à tenir en échec à travers un déploiement d'images de différentes natures et une profusion d'effets de mise en scène (split-screen, ralenti, plan-séquence). Il n'est pas exclu de lire dans les réalisations de Brian De Palma une folie de la perception ou une pulsion scopique dévorante.
Revenons à Passion : si le film est passionnant (si, si, il l'est), ce n'est certes pas pour son scénario, qui relève au mieux d'un petit thriller de série B efficace, mais bien en tant que film somme de son auteur. Certains voient dans Passion une simple redite paresseuse des obsessions du feu grand Brian et même un ratage complet, notamment dans sa description presque datée du milieu de la publicité. Pourtant, cette vulgarité crasse mais revendiquée et cette négation de l'humain en tant que sujet si présentes dans l'entreprise ne trouve-t-elle pas une illustration parfaite avec cette photo lisse, cette musique vaguement ringarde et cette laideur des attributs de réussite (vêtement, bijoux, chaussures et même sex-toys)? La fameuse publicité à l'origine du conflit entre les deux femmes semble volontairement ridicule: elle n'est séduisante qu'aux yeux des cadres comerciaux qui veulent vendre leur produit.
Au delà de ce aspect ringard pour certains, mais plus certainement ironique, Passion interroge, comme toujours chez De Palma, la place et les différents régimes des images dans le monde social contemporain : caméra de surveillance, téléphone portable, télévision. Deux idées émergent alors du film :
-la diversité des images et de leurs modes de diffusion menacent l'individu dans son intégrité psychique et corporelle, ainsi que dans son intimité;
-les images internes, fantasmatiques ont tout autant de valeur et de pouvoir qu'une image qui revendiquerait son objectivité. Sur le régime fantasmatico-onirique, la dernière scène du film, d'une maîtrise absolue, se révèle particulièrement saisissante.
Il faut aussi reconnaître à Brian De Palma l'audace d'oser se frotter à la représentation de la vulgarité, quitte parfois à s'y casser les dents (Body Double ou Femme Fatale, par exemple) : ici, encore une fois, cette volonté assumée entre en écho parfait avec le milieu que le film dépeint, celui de la publicité, et qui est, peut-être, une métaphore d'Hollywood, où De Palma est devenu persona non grata.
Enfin, il faut vraiment souligner à quel point la mise en scène de Passion est du grand art. Citons, par exemple, la séquence du split-screen, bluffante de tension et de fluidité (mis en opposition d'un meurtre et de la représentation du ballet L'après-midi d'un faune); ou l'utilisation du décadrage dans la deuxième partie du film ; ou encore la scène finale, grotesque dans son argument, mais transcendée par la mise en scène et le montage.
Si l'on peut voir Passion comme le film de trop pour un De Palma fatigué, il apparaît surtout comme un film qui embrasse toutes les figures du cinéma de son auteur, d'une maîtrise absolue du point de vue de la mise en scène, qui s’émancipe d'un scénario imparfait et prévisible pour générer des images d'une grand intensité et des séquences d'une grande beauté au sein même d'une œuvre qui n'a pas peur d'afficher une certaine laideur.