Bella Baxter (l'excellente Emma Stone) est une curiosité scientifique. En effet, c'est une créature créée par Godwin Baxter "God" (Willem Dafoe), avec l'esprit d'un enfant dans le corps d'une femme. Petit à petit, comme chaque enfant, elle apprend à marcher, à appréhender son environnement, ainsi que les conventions sociales. Tout cela se fait d'abord en vase clos au sein de leur appartement. Puis surgit Duncan, le libertin (Mark Ruffalo), qui l'emmène avec lui en voyage iniatique, d'abord à Lisbonne, sur un bâteau, puis au Caire et à Paris. Il prétend lui apprendre la vie et ses plaisirs: baiser, baiser, baiser, manger, se confronter un peu à la haute société, danser, manger, baiser, baiser, baiser. L'étude des corps est ce qui intéresse principalement le réalisateur grec Yórgos Lánthimos, que j'ai découvert lors de mon visionnage. Il semble que, selon lui, une femme ayant un orgasme ou un cadavre que l'on dissèque, c'est similaire puisque dans les 2 cas on étudie de la matière. Le film consacre l'observation scientifique, que ce soit lorsque Godwin dissèque des cadavres et les présente à l'université, ou dans une scène assez malaisante et intéressante où Bella, alors prostituée à Paris, est pénétrée par un homme dans un bordel. Celui-ci est venu avec ses 2 enfants adolescents (moins de 15 ans, c'est important de le préciser) pour leur faire un tutoriel sexuel. Il explique donc comment faire l'amour à une femme tout en pratiquant en direct devant ses enfants. Vous l'aurez compris, le sexe est omniprésent dans le film, pour Bella (et pour Lánthimos) découvrir son corps, c'est découvrir la vie. La scène où Bella se masturbe avec une pomme, belle trouvaille cinématographique, en est une des illustrations.
Le personnage de Godwin est très intéressant. Je pense que c'est un hommage au personnage de Norman Osborn, autre savant fou interprété par Willem Dafoe dans le superbe Spider-Man de Sam Raimi (2002), en plus de la référence à Frankenstein évidemment. Godwin a pour volonté de toujours agir dans l'intérêt de la science. La scène où il explique que son père, scientifique lui aussi, lui a coincé les doigts dans une boite pour étudier la pousse des os, et qu'il en a alors profité pour observer attentivement ses doigts et a trouvé sa vocation de chirurgien, explique bien cela.
Enfin, le film est intéressant d'un point de vue formel. J'ai d'abord cru qu'on allait avoir droit à une mise en scène simpliste (le noir et blanc symbolise le huis clos et la couleur la découverte du monde), mais finalement je me suis rendu compte grâce à la critique de l'excellent podcast de François Begaudeau "La gêne occasionnée" (https://soundcloud.com/la-gene-occasionnee/episode-65-pauvres-creatures/s-d2fNb288jgI?si=8142e49f1e0e4f4b8cc452f9e82b61d2&utm_source=clipboard&utm_medium=text&utm_campaign=social_sharing) que c'est plus complexe que cela, parce que par exemple le suicide de Victoria/ Bella est filmé en couleur, or un suicide ce n'est pas vraiment l'ouverture à la vie XD. J'aime bien l'effet du "fisheye", ça n'a aucun sens a priori et cette forme d'anarchie esthétique me plait, parce que ça rend bien tout simplement. Les transitions pour exprimer le passage de Bella d'un lieu à l'autre sont poétiques. Les décors de la "vraie vie" ont un côté fake, peut-être parce que le réalisateur veut souligner la part de fausseté qu'il y a dans notre société. Cependant, le film n'est pas du tout cynique, comme j'ai pu l'entendre dans certaines critiques, sinon il ne ferait pas la part belle à cette version féminine de Candide interprétée par Emma Stone. Ca donne envie de relire Candide en tout cas!