Cette citation de Simone de Beauvoir n'a apriori trop rien à faire avec ce dernier film de Yórgos Lánthimos mais je trouve au contraire que le film lui donne tout son sens. Il y est ici question d'une jeune femme bien étrange "fabriquée" par le docteur Godwin Baxter et étudiée par son disciple auquel elle est promise en mariage.
On est donc évidemment dans des références à "Frankenstein", même visuelles d'ailleurs (notamment la scène de la "création" qui renvoi directement au film de 1931) mais pas que puisque le noir et blanc au début peut être une référence plus générale à la période Universal Monsters. Même dans l'ambiance d'ailleurs, il y a cette espèce de côté glauque assez pesant et déstabilisant, accentué par l'utilisation du fisheye pendant toute la première partie du film, donnant cette impression d'irréalité.
Mais le noir et blanc et le fisheye ne sont pas là uniquement pour ces raisons, tous ces procédés de mise en scène et de montage s'adaptent en réalité au personnage principal, à Bella et à sa vision du monde. Alors oui, ce n'est certes pas très subtil mais le ça a le mérite d'être formellement intéressant et surtout réussi. Par exemple, le fisheye agrandi le monde étriqué de Bella que le réalisateur va ensuite un peu laisser tomber au profit de plans beaucoup plus larges, au fur et à mesure que Bella découvre le monde. De même que la couleur apparait lorsque Bella sort de son carcan pour aller littéralement vivre ses aventures.
Et c'est d'ailleurs là que l'on peut en revenir à la phrase de Beauvoir puisque si Bella est un objet asservi par les hommes au début du film, elle va ensuite apprendre à devenir une femme à sa manière, à passer de l'état de poupée au statut de femme qui s’émancipe (un peu comme "Barbie" en gros mais en beaucoup mieux). Ainsi, on a également un discours un peu balourd sur la condition des femmes avec des dialogues très explicites et très peu subtils, comme s'il fallait absolument que l'on comprenne que le propos du film est féministe. Pour autant, je n'ai pas trouvé ça réellement dérangeant puisque, encore une fois, Bella est un personnage naïf, une enfant n'étant pas adaptée aux normes sociales qui pense que tout le monde est beau et gentil et qui va apprendre que le monde est plus violent que ça.
Ainsi, le film s'adapte à cette naïveté en le devenant quelques-fois lui aussi mais sans jamais pour autant être mièvre et en ayant toujours bien conscience de cette naïveté ; ces discours peu subtils n'étant alors pas là pour prendre le spectateur par la main mais plutôt pour s'adapter au personnage qu'il dépeint. Parce-que Bella va beaucoup s'émanciper par la sexualité, une sexualité complètement décomplexée (nous donnant par ailleurs des scènes très drôles, comme celle de l'apprentissage de la sexualité) mais également de par les rencontres qu'elle y fait, chaque chapitre qui découpe le film en "destination" est en réalité une étape de la vie de Bella, chacune de ces étapes la faisant grandir intellectuellement.
Ce qui nous donne ainsi une fin avec un effet miroir au début car si Bella part de la maison avec une démarche très mécanique et une naïveté déconcertante, elle revient en ayant une démarche beaucoup plus gracieuse, en ayant compris beaucoup de choses sur la vie et sur son passé mais surtout en ayant cette l'ascendant sur les hommes de la maison et notamment son fiancé.
On peut également y voir une analogie à la Bible puisque le docteur Godwin fait évidemment référence à Dieu et Bella à Ève, analogie d'autant plus appuyée lorsque Bella découvre la masturbation avec un fruit rond, semblable donc à une pomme (si ce n'est une pomme d'ailleurs, j'ai pas trop fait gaffe). Suite à cela, elle se chasse elle-même du Jardin d'Éden représenté par sa maison pour aller dans le "vrai" monde.
Comme mentionné plus haut, la caméra s'adapte au regard de Bella et le réalisateur nous plonge alors dans un univers intemporel, irréel, surréaliste et onirique, d'autant plus que chaque chapitre à sa propre identité visuelle, permettant de nombreuses idées de mise en scène différentes et de mettre en place un univers visuel très riche.
Concernant les acteurs, nous retrouvons en particulier Mark Ruffalo, Willem Dafoe et Ramy Youssef qui jouent très bien mais surtout Emma Stone qui écrase tout sur son passage ! Malgré son discours quelques fois un peu balourd (mais justifié par la naïveté du personnage principal) qui pourrait en rebuter plus d'un, "Pauvres créatures" est un film magnifique et captivant, tout aussi drôle que dérangeant.