La comédie screwball des années 30 me semble un argument sérieux en faveur de l’existence d’une quelconque puissance divine : ce genre de film me paraît trop parfait pour avoir été inventé par l’être humain.
J’adore aussi les films de claquette, en ce sens qu’ils sont à la fois bondissants et très réjouissants, mais également assez incroyablement physiques et que j’ai vraiment l’impression d’assister à une performance de haut niveau (quasiment au sens sportif du terme). D’ailleurs, du XXe siècle, je ne retiens que les comédies musicales à claquettes, l’invention du chausson d’escalade moderne, et la rencontre de mes parents (ben oui, sans cela je ne serais pas là à écrire des âneries, avouez que ce serait bien dommage).
Dans ces conditions, il est finalement étonnant que je ne me sois pas intéressé plus tôt à la carrière de Virginia Katherine McMath, plus connue sous le nom de Ginger Rogers. Mais, que voulez-vous ! Mieux vaut tard que jamais. Rogers est largement connue pour sa collaboration avec Fred Astaire, mais, après la dissolution de leur duo dansant, s’est offert une belle partie de carrière, notamment dans le genre de la comédie, glanant d’ailleurs l’Oscar dès 1941.
En 1937, Rogers fait partie de la distribution de « Stage Door », une comédie réalisée par Gregory La Cava. Le film est centré sur la vie d’une pension familiale tenue par une ancienne actrice de théâtre et qui se fait une spécialité d’héberger de jeunes femmes, aspirantes artistes du monde du spectacle. La compétition est extrêmement rude : chaque année, elles sont des dizaines de milliers à vouloir tenter leur chance à Broadway. Décrocher un entretien avec un manager est déjà une tâche presqu’insurmontable pour la plupart d’entre elles ; obtenir un rôle pour une pièce tient du miracle ! Malgré l’adversité, ces jeunes filles ne baissent pas les bras et cohabitent dans une atmosphère joyeuse dans cette pension un peu minable.
La réussite incontestable du film réside dans l’introduction des personnages ; leur évolution se fait ensuite très naturellement. Les différentes pensionnaires de la maison possèdent des caractères assez variés (et entiers). Naturellement, dans les relations perpétuellement conflictuelles qu’elles entretiennent, ces différentes personnalités servent à merveille les réparties acides qu’elles s’échangent. Il est assez intéressant de constater que, contrairement à ce que le haut du casting pourrait laisser croire, le film ne favorise pas tant une ou deux actrices au détriment des autres. Certes, Jean (Ginger Rogers) et Randall (Katharine Hepburn) possèdent certainement le plus important temps d’écran, mais au moins trois autres pensionnaires sont également développées : Andrea Leeds qui interprète Kay Hamilton, jeune actrice prometteuse mais terriblement fragile, la vénérable Constance Collier dans le rôle d’une comédienne sur le déclin, et enfin Gail Patrick, femme sophistiquée, entretenue par un riche producteur, qui suscite l’inimitié de Rogers.
Règne à la pension une cacophonie permanente ; chacune des pensionnaires rivalise de bons mots avec sa voisine. Il s’agit de rebondir, de trouver la répartie qui fera mouche. Dans le plus pur style Hawks, les dialogues se chevauchent et partent dans tous les sens de sorte qu’il est difficile de démêler les multiples conversations ! Mais cette atmosphère joyeuse et querelleuse fait le sel du film, qui offre son lot de joutes verbales dynamiques et enjouées. Le meilleur morceau est proposé par Ginger Rogers et Katharine Hepburn, qui, devant partager une chambre, se livre un duel d’anthologie pour quelques minutes de gloire. Ce sont deux très grandes actrices.
La maîtrise de La Cava est impressionnante en ce sens qu’il semble réussir à organiser le chaos le plus total… Chaque scène du rez-de-chaussée de la pension, lorsque toutes les actrices interagissent entre elles le plus naturellement du monde, semble complètement anarchique : les piques fusent dans tous les sens, trois sujets de conversations sont débattus en même temps, un groupe se prépare à sortir tandis que les autres entament leur souper, etc. Bon, en pratique, il paraît que beaucoup des scènes dialogue rapides furent spontanées, filmées durant les répétitions des actrices…
Le film se démarque également par sa capacité à passer d’un registre très léger, la comédie, au drame (littéralement) de manière très fluide. Les pensionnaires le soulignent d’elles-mêmes : leurs attitudes bravaches et fières constituent davantage une protection face à l’incroyable précarité de leur condition qu’une caractéristique réelle de leurs personnalités. Le personnage de Kay Hamilton, incarnée par Andrea Leeds, beauté fragile et éthérée, se fait l’avatar des difficultés rencontrées par ces jeunes femmes. Epuisée moralement et psychologiquement par la futilité de la recherche d’un rôle, elle en oublie de manger, de se distraire, de vivre. La Cava offre un regard sans concession sur le milieu, décrivant un personnage masculin assez négatif (Adolphe Menjou), sans toutefois sombrer dans un manichéisme de mauvais aloi. On retrouvera d’ailleurs des aspects – compétitifs en particulier – repris dans le chef d’œuvre de Mankiewicz, « All About Eve ».
« Stage Door » est une œuvre survoltée et dynamique, qui repose sur un comique de situation et un casting de personnages dense, empruntant presque parfois au film choral. Le film se démarque également des comédies de l’époque par sa structure assez peu classique, qui ne possède pas vraiment d’histoire. Il s’agit avant tout d’une œuvre misant sur son atmosphère : enfermez une dizaine de filles délicieusement cyniques, gentiment querelleuses et terriblement bavardes dans une maison de famille et observez le résultat…