La vie à coups de javel
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Comment passer du quotidien d'un employé municipal de Tokyo en charge du nettoyage des toilettes publiques à la métaphysique camusienne ? C'est là toute la magie du Cinéma.
On ne s'attardera pas sur la maestria du metteur en scène, déjà connue et reconnue, pour passer directement aux thèmes abordés par le film.
La lumière sur l'invisible
Thème majeur du film : la dignité de l'Homme. Dignité qui est mise en exergue par l'attitude d'Hirayama (Koji Yakusho), qui effectue de manière consciencieuse son labeur quotidien, le nettoyage des toilettes publiques de Tokyo, métier perçu par la société comme ingrat et dévalorisant (de nombreux plans illustrant avec force ce mépris, de l'ignorance d'une passante au regard d'une sœur dégoûtée par l'activité de son frère). On notera que le réalisateur n'a pas choisi d'aborder la question sociale sous l'angle de la description misérabiliste de la condition ouvrière. On imagine qu'Hirayama a un revenu modeste, mais qu'il lui permet malgré tout de vivre correctement. Il ne fait état d'aucune colère ou d'aucune revendication relative à son statut. Le metteur en scène choisit de présenter un personnage à travers son travail, non pas selon sa position sociale, mais précisément dans le rapport qu'il entretient avec sa tâche, et de l'application qu'il met à l'exécuter. En propulsant ce travailleur en haut de l'affiche, et en obligeant les centaines de milliers de spectateurs qui regarderont son film à observer dans le menu détail le travail d'un ouvrier de nettoyage, Wim Wenders met en lumière l'invisible, ceux que d'aucun qualifierait de quantité négligeable, de « personnes qui ne sont rien » et que l'on croise au détour d'un hall de gare, en train de vider une poubelle. Coup de génie.
Hirayama fait montre d'une rigueur, d'un honneur à faire son travail qui rappelle à certains égards ce que Charles Péguy décrivait dans L'Argent, lorsqu'il parlait de « cette piété de l'ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu'à ses plus extrêmes exigences », cet honneur du travail, qu'il qualifiait de plus beau de tous les honneurs, du plus chrétien, du seul qui se tienne debout. Hirayama est ce genre d'homme, et personne ne peut sortir de la salle et dire que cet homme n'est rien ou qu'il est inutile, que son travail est simple et qu'il ne nécessite pas d'habileté ou de savoir-faire, personne ne peut le déclasser dans la marge de la société. Son travail est précisément ce qui le rend digne.
La profondeur de l'Homme
On suit Hirayama dans son train de vie routinier : il se réveille avec le bruit du balais passé dans la rue par sa voisine, il se lève, finit la page qu'il avait entamé la veille, range son lit, arrose ses plantes, se lave les dents, prend sa canette de boisson énergisante, écoute une musique parmi sa riche collection de cassettes, fait sa tournée, déjeune un casse-croûte, prend sa douche aux bains publics, dîne dans son restaurant habituel. La fin de semaine, il se promène à vélo, se rend dans son bar préféré, va acheter un nouveau livre. Car il lit chaque jour un peu. Il prend aussi en photo les cimes des arbres, qui l'émerveillent, les ombres et reflets chatoyants des feuilles tapissent ses rêves en même temps que lui reviennent les passages des livres qu'il a lus. Il aime secrètement la tenancière de son troquet du dimanche, qu'il n'ose pas inviter, et finit par rencontrer son ex mari, avec lequel il passe une soirée où les deux hommes se saoulent puis jouent avec leurs ombres. Parfois son quotidien est perturbé. Tantôt par son jeune collègue empoté, tantôt par sa nièce, qui vient se réfugier chez lui lorsqu'elle fugue. On comprend alors qu'Hirayama est issu d'un milieu aisé, sa sœur se présentant à sa porte dans une grosse berline avec chauffeur. Dans le simple suivi de ses habitudes, on comprend qu'Hirayama a une vie riche, et une grande spiritualité intérieure. Il a son histoire, avec toutes ses nuances et sa complexité, il a ses secrets, il a ses passions. Il n'est pas qu'un travailleur digne, il est un oncle, il est un frère, il est un passionné de photographie, il est un grand lecteur. Il n'est pas qu'un statut social.
Il est un homme, et tout ce que cette notion implique.
Et Camus, dans tout cela ?
Camus définit Sisyphe comme « l'homme absurde », ce qui est à prendre dans un sens différent du sens commun de ce mot, et qui sous sa plume n'est pas péjoratif, bien au contraire. Pour Camus, l'homme absurde est celui qui accepte la fatalité de son destin mortel et de tout le caractère éphémère de son existence, son aspect profondément dérisoire au regard de l'Histoire, sans pour autant chercher de « fuite » dans la quête de Dieu. L'homme absurde est celui qui va embrasser son destin, et qui va tirer le sens de sa vie dans le présent qu'il décide de vivre pleinement. Sisyphe, condamné par les dieux à pousser son rocher en haut d'une montagne, puis à le voir retomber une fois le sommet atteint, incarne parfaitement l'homme dans sa malédiction mortelle. Camus prend le pari que Sisyphe trouve de la joie dans sa peine. Camus affirme en effet que, lorsque Sisyphe redescend de la montagne pour aller chercher son rocher et reprendre sa tâche, il pense alors à l'effort qui l'attend, et qui va de nouveau se répéter, en vain. Pour autant, il décrit Sisyphe souriant. Et la phrase de conclusion : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Et là nous retrouvons Hirayama, quittant son domicile, pris en contre-plongée, les yeux tournés vers le ciel, et le sourire aux lèvres. Il s'apprête à soulever son rocher, un jour de plus, et ceci va remplir son cœur d'homme.
Créée
le 17 déc. 2023
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