Perfect Days
7.4
Perfect Days

Film de Wim Wenders (2023)

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Komorebi (ou comment vendre des toilettes publiques)


C’est quoi un bon film ? (attention spoils à venir)


« On prend des gens, on leur fait faire un voyage, on leur fait courir des risques, on découvre qui ils sont vraiment ». On remercie s’il vous plait Joss Whedon, créateur d’Avengers et de Buffy contre les Vampires, de venir nous éclairer de son génie.


Mais en fait j’aime bien cette réponse. Elle me permet de poser une question un peu plus intéressante : Filmer la vie de quelqu’un qui, ne s’engage pas dans un périple, ne prend pas vraiment de risques et qui se plait bien dans un quotidien exemplairement répétitif peut-il aboutir à un bon film ? Autrement dit, a-t-on réellement envie de voir à l’écran un film sur la routine de vie de l’auteur et du lecteur (oui je parle bien de toi) de cette critique ?

Dans un paysage cinématographique dominé par des films carburant aux péripéties, aux personnages ambitieux façonnés par une backstory avec des motivations toujours plus dark et une surenchère dramaturgique, Wim Wenders prend ici le parti inverse et nous plonge pendant 2 heures dans le quotidien d’Hirayama, agent de nettoyage des toilettes publiques de la ville de Tokyo.


Alors autant le dire tout de suite, on prend un plaisir immédiat à suivre notre anti-héros (au sens qu’il n’a rien d’exceptionnel, de romanesque, d’héroïque) dans sa routine, bercé par une playlist composée de classiques des années 70, d’une photographie amoureuse de la ville, et du regard d’Hirayama sur tous les détails de sa vie. Lire, nettoyer les chiottes, écouter sa musique, boire une bière au bar, nettoyer les chiottes, conduire sa camionnette, jouer au morpion, faire du vélo, nettoyer les chiottes, prendre un bain, regarder des feuilles, nettoyer les chiottes… Dans cette routine essentiellement solitaire, Hirayama n’est en réalité jamais seul. Personnage à part entière, la ville de Tokyo l’accompagne à chaque plan, et tout le talent du cinéaste se révèle dans sa capacité à nous présenter l’omniprésence de ces paysages urbains, non pas comme aliénant l’individu tel que l’on a pu le voir dans d’autres films (Taxi Driver, Joker, Fight Club, Collateral, Drive) mais comme une présence bienveillante, disposant des moments de beauté et de joie pour qui prendrait la peine de les saisir.


Notre protagoniste n’est pas animé par quelconque ambition, volonté ou désir, si ce n’est la recherche d’une forme de grâce dans sa routine. Souvent, Hirayama observe. Les situations apparaissent mais il s’abstient, s’il le peut, d’intervenir, de réagir ou d’en provoquer lui-même. Imperturbable, sa routine s’en retrouvera pourtant bousculée à plusieurs reprises et le film se laisse aller à une légère gradation dans ces dernières. Le retard de son collègue et les problèmes de dragouille plutôt rigolotes de ce dernier, l’irruption de sa nièce, la démission non prévue du collègue (encore ce con), la confrontation avec sa sœur. Ainsi, le film n’échappe pas totalement aux ficelles scénaristiques dominantes, et on peut regretter parfois un manque de radicalité dans l’approche, qui sans prétendre reproduire l’ambition d’un Jeanne Dielman (et dans un sens heureusement), tend un poil trop souvent, à tenir le spectateur par la main.


Ainsi, l’esthétique wenderienne que l’on pourrait qualifier de poétiquo-réaliste, nous embarque avec talent dans le quotidien de son personnage qui le vit au travers de ce qui pourrait être une spiritualité matérialiste, ou en tout cas une praxis de l’attention. Toutefois, celle-ci nous enferme pourtant dans un découpage qui, sans pouvoir être taxée de clipesque tend, par sa clarté communicative, vers l’image publicitaire. Autrement dit, je n’ai jamais vu de toilettes aussi sexy. De fait, les moments contemplatifs du personnage sont souvent très appuyés, contraignant le spectateur à adopter le regard d’Hirayama. Est-ce que ça pose un problème ? Après tout, ce point de vue, suffisamment rare au cinéma mériterait bien son film. Alors oui et non.


L’absence de distance par rapport à la réalité vécue par le personnage me semble tout de même douteuse en tant qu’elle euphémise cette réalité, atténuant alors artificiellement la complexité de cette dernière. L’invisibilisation de son métier ? Pas grave. Le mépris des passants ? Pas grave. Le manque affectif ? Pas grave. C’est connu, on ne ressent pas la violence sociale quand est bouddhiste, stoïcien ou qu’on adhère au nouveau recyclage d’anciennes philosophies en préceptes de développement personnel. Ce personnage est parfait, parfaitement développé personnellement. Un peu trop peut-être. Il ne s’agace même pas lorsqu’en parfait casanier qu’il est, on perturbe sa routine. On peut regretter l’absence d’un contre regard qui aurait pu permettre au cinéaste de mieux saisir la multiplicité de ces situations. À ce titre, les personnages secondaires, bien trop faibles par rapport à la présence quasi-christique du protagoniste, peinent à exister et à lui opposer ce contre-regard.


Je suis dur ? Oui, ok, dosons.


En fait, peut-être qu’une explication partielle se trouve dans le passé d’Hirayama, dans la fuite de cette vie qu’il a laissée derrière lui, et qu’il refuse de confronter en ne se rendant pas au chevet de son père dont la fin serait proche. Ainsi, il ne ressent pas autant cette violence car cette dernière est consentie. Sobriété n’est pas pauvreté. Comme nous le fait comprendre la berline de sa sœur, la sérénité d’Hirayama est aussi celle d’un homme ayant eu le luxe d’avoir pu choisir sa vie.


Peut-être aussi qu’il n’est pas si parfait. Celui-ci enchaîne de fait des échecs. J’ai évoqué la relation à sa famille, mais on peut aussi soulever son échec à se trouver une partenaire (alors que le film nous montre un possible intérêt amoureux) et un certain échec à créer des connexions avec les personnes autour de lui (le barman, son collègue, le sdf).


Peut-être que j’ai parfois du mal à y croire car je n’y arrive tout simplement pas. « On vit tous dans des mondes différents » dit notre protagoniste à sa nièce lors d’une balade à vélo. De fait, la sœur d’Hirayama ne le comprend pas, tout comme son collègue (le débile), probablement le sdf aussi et moi non plus d’ailleurs.


Plusieurs pistes d’interprétations pourraient être explorées ici, mais je vais choisir de traiter cette situation politiquement. D’autres angles auraient pu être pris. Je pense que l’on a affaire à un film décroissant. Non pas que le message du film nous amène sur cette voie, mais c’est plutôt dans son rapport au monde qu’Hirayama créé le fossé de compréhension. Celui-ci ne maximise ni sa bibliothèque (il achète un livre à la fois, et le lit), ni sa discographie (il n’achète pas de nouvelle cassette lors du passage au magasin, se contentant de garder les siennes), ni son argent (ses recettes et ses dépenses ne sont pas excessives), ni sa parole (pas très loquace le bonhomme quand même), ni son temps (il s’en dégage pour faire ce qu’il aime, mais arrive à apprécier les situations même lorsque ce n’est pas possible), ni ses désirs (il arrive à trouver du contentement à la fois dans la contemplation de la nature et de l’espace urbain, dans la musique mais aussi dans ce qui passe à la téloche). Il entretient donc une façon d’être au monde qui résiste, si ce n’est en théorie, du moins en pratique, à la surproduction, surconsommation, surexploitation et toute forme de maximisation quantitative d’activité, ambition ou comportement le concernant. Et pour ma part, j’en suis probablement incapable.


Peut-être que je suis aussi un peu de mauvaise foi. Cette vie de simplicité peut laisser penser à une vie de renoncements, d’acceptation du monde tel qu’il est, sans égard au respect que lui et d’autres reçoivent, aboutissant donc à un déni de toute possibilité de transformation du réel. Pourtant, ce n’est pas tout à fait le cas. Lorsqu’il se trouve face à un enfant ayant besoin d’aide, il ne se dérobe pas, même si la récompense se trouve être du mépris de la part de la mère. Il ne se dérobe pas non plus pour offrir à son collègue (pourtant une cause perdue) l’argent nécessaire pour aller à son rendez-vous. Quand il se retrouve, sans avoir été prévenu, sans ce dernier à devoir travailler pour deux, il fait bien comprendre à sa hiérarchie que ce sera la dernière fois.


On retrouve par ailleurs cette même intensité vitale dans les moments les plus durs, où il encaisse et se laisse finalement submerger par ses émotions dans la dernière scène du film. Ce pleur est beau car polysémique, polysémique car vrai. Celui-ci exprime à la fois la fatigue physique et émotionnelle d’un corps à bout, mais aussi une acceptation totale de ce fait, et de cette souffrance éclot alors la joie. Cette joie d’une vie dont les problèmes ne sont pas résolus, dont l’arc narratif demeure inexistant (il n’a toujours pas de meuf, il reprend le même travail où il subira le même mépris accompagné d’une nouvelle collègue mais avec laquelle une réelle connexion n’adviendra pas, sa nièce fuguera à nouveau, et son père restera sans nouvelle du fils). C’est juste le début d’un nouveau jour, d’une nouvelle vie, d’une nouvelle aube and I’m feeeeeeeeling gooooooooooooood



Bon, j’aurais essayé de descendre le film pour casser les couilles de mon ami (que nous appellerons ici Jean-Luc). Mais non, décidément, c’était vraiment chouette. Merci de la reco Jean-Luc et gros bisou à Jeanne-Cule de ma part.




loubar954
8
Écrit par

Créée

le 15 déc. 2024

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