À vaincre sans péril, on sauve parfois les meubles. Peter Pan & Wendy se révèle non seulement regardable, mais aussi émaillé de quelques idées judicieuses. Et même si l’exécution nuit souvent à l’intention, le résultat parvient à ne pas être déplaisant. Ça n’a l’air de rien mais, chez Disney, la barre est si basse qu’on avait fini par oublier qu’elle existait.
Peter & Wendy ou Peter Pan & Wendy souvent raccourci en Peter Pan, fait partie de mes fondations absolues. Le roman et la pièce de J.M. Barrie occupent, dans mon panthéon personnel, le sommet d’un triangle regroupant également Alice au Pays des Merveilles / De l’Autre Côté du Miroir de Lewis Caroll et Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum. Portal fantasy, isekai, appelez ça comme vous voulez, toujours est-il qu’il s’agit de la sainte trinité de ma mythologie fantastique personnelle. Je suis à peu près certain que ça m’a prédisposé à être fan de Twin Peaks et que ça a grandement contribué à mon choc infantile lors de ma découverte du Voyage de Chihiro. Les histoires de Wendy, Alice et Dorothy m’ont profondément marqué. C’est très subjectif, mais cela m’amène forcément à expertiser toute adaptation avec énormément d’intérêt.
Loin de systématiquement condamner chaque nouvelle version de ces récits, je suis au contraire fasciné par leur propension à se renouveler, que ce soit pour le meilleur ou le moins essentiel. Sachez par exemple que la bêtise revendiquée du Pan de Joe Wright m’est presque sympathique là où le Disney de 1953, malgré sa choupitude de classique animé, me paraît dépourvu de toutes les complexités de l’œuvre d’origine. Vous me direz, c’est un Disney… Autre madeleine supra-proustienne, le Hook de Steven Spielberg a pour lui quelques fanfreluches de mise en scène et la présence de Saint Robin Williams, mais passe à mon sens totalement à côté de son sujet, et reste peut-être l’échec le plus inexplicable de Spielberg (Le Crâne de Cristal est hors catégorie, c’est une autre histoire). En revanche, le Peter Pan de P.J. Hogan, sorti en 2003, est sans doute l’adaptation la plus fidèle du bouquin, si c’est ce que vous souhaitez voir. Le film a ses défauts, sa grammaire cinématographique est certes convenue et ses acteurs ne sont pas tous brillants, mais son écriture est la plus proche des subtilités du roman de Barrie. Rappelons notamment que l’excellente prestation de Jason Isaacs en Crochet/Mr Darling est le meilleur portrait de ces deux personnages sur grand écran. Ou, tout du moins, le plus fidèle à l’œuvre originale. À l’inverse, si vous avez envie d’un coup de boule dans la fourmilière, tournez-vous vers le récent Wendy de Behn Zeitlin, qui dépoussière le mythe avec beaucoup de fraîcheur pour en proposer une vision radicale, à prendre ou à laisser, mais susceptible de conquérir les sensibilités les plus rebelles. Si cela ne vous suffit pas et que vous voulez voir comment l'histoire pourrait être subvertie via des problématiques encore plus complexes, je vous recommande la lecture de l'excellent Peter Darling, par Austin Chant.
L’annonce d’un énième remake photoréaliste par Disney (aka Le Mal Incarné) avait de quoi me donner envie de briser des parpaings avec le front, tant ma haine pour Mickey Incorporated a enflé au cours des dernières années, passant d’un agacement de principe à un réel dégoût épidermique. Mais… il y avait David Lowery. J’avais aimé A Ghost Story (Casey Affleck me déplait, mais voir ma douce Rooney Mara sangloter dans sa tourte ne pouvait que m’émouvoir) et The Green Knight est l’un des mes coups de cœurs absolus des dernières années. En outre, le gonze avait signé Peter et Elliott le Dragon, l’un des très rares remakes Disney n’ayant pas suscité ma plus totale répulsion. Lowery caressait depuis longtemps le désir d’adapter Peter Pan, travaillant un script depuis 2016. Bien entendu, la catastrophe n’était pas totalement hors de question. J’ai beau aimer Robert Zemeckis en tant qu’artisan, le souvenir de son Pinocchio me brûle encore le fondement. Ma ligne de conduite personnelle m’ayant poussé à boycotter (ou snober, suivant votre définition) les sorties Disney/Marvel/Star Wars en salles, ce film était le seul à pouvoir potentiellement me faire déroger à mes principes. La question fut naturellement tranchée par la nouvelle de sa sortie en VOD et malgré mon enthousiasme initial, les bande-annonces avaient bien fait retomber la température. Un Crochet méchant pas beau, un Pan en pyjama Exelgreen et quelques appels lourdingues à des questions de diversité sur lesquelles l’hypocrisie de Disney est bien connue, tout cela ne sentait guère la rose, fût-elle synthétique ou fluo. Et pourtant… Et pourtant. Je dois bien reconnaître que le visionnage de Peter Pan & Wendy était loin d’être le crachin de fiente que j’aurais pu craindre. Ma note, sans être mirobolante, en atteste bien. Je classerais plutôt ce film du côté de Maléfique ou Cruella que de celui du Pinocchio de Zemeckis ou de La Belle et la Bête de 2017. On perçoit des problèmes évidents, comme toujours avec Disney, mais certaines idées parviennent à se frayer un chemin, quand bien même il s’avère accidenté et indirect.
Commençons par la bile et la vase. La racisation de Clochette ? L’inclusion de petites filles chez les Garçons Perdus ? Passons rapidement là-dessus. Pour Clochette, qui est… une fée, l’argument est d’une pertinence très relative, mais la mixité de la bande à Peter est effectivement plus maladroite. Le genre de manœuvre à buzz pseudo-féministe dont Disney a le secret. Sauf que… ces personnages n’ont aucune importance dans le récit. Ponctuellement utile à l'intrigue, Clochette est finalement peu développée au-delà de son rôle de Lilliputienne à jetpack pailleté. Point de jalousie maladive ou de crises de colère comme dans l’œuvre originale ou l’adaptation de 2003. Yara Shahidi porte bien les oreilles d'elfe, il est vrai, et la diversité d’un casting a ses mérites, mais que valent-ils quand le rôle en question est amputé de sa complexité ? Quand aux Jumelles Perdues, je ne me rappelle même pas si elles sont nommées, et elles doivent avoir trois lignes de dialogue dans tout le film. Leur inclusion dans la bande-annonce était manifestement un moyen d’attiser les débats pour faire causer du film. Lourdeur et vide sidéral. Disney tout craché. Sans compter que le roman et la pièce expliquaient déjà pourquoi les Garçons Perdus ne comptaient aucune fille, ce qui participait du statut particulier de Wendy. Dans le cas présent, Ever Anderson obtient quelques scènes de baston raccords avec sa génétique (elle est la fille de Paul W.S. Anderson et Milla Jovovich, unis sous le signe de l’actioner coupable), mais sa caractérisation est moins centrale. En revanche, le traitement de Tiger Lily est un bon point véritable. Même si la conception du natif américain comme dispensateur de sagesse mystique est clichée sur les bords, il est appréciable de voir le personnage prendre de l'épaisseur à l’écran. De plus, les débats autour des personnages afro-américains ont parfois tendance à faire oublier que la population native est encore mal représentée au cinéma. Quitte à travailler le féminin et la diversité, autant exploiter des éléments présents dans l’œuvre de référence. L’intention est là, même si l’exécution ne fait pas de miracle.
Autre possible point de contention : l’imagerie du film. La photo moussue, atout de The Green Knight, peut sembler en décalage avec les velléités mirifiques de l’œuvre de Barrie, et le symbolisme de certains éléments interroge. Ma sensibilité personnelle me pousse à noter un petit bémol pour le passage vers Neverland. Hormis quelques idées d’inclinaison du cadre (un gimmick que Lowery maîtrise toujours bien), la séquence manque d'une magie, d’une étrangeté ou d’un souffle imaginaire qui nous emporterait avec ses personnages. De même, lorsque Wendy confie sa frustration face à un Neverland « bien trop réel » à son goût, on se dit que le film va suivre cette piste pour donner un sens à son esthétique aride et désenchantée, mais la réflexion ne sera pas poussée plus loin. C’est dommage, car il y avait matière à tirer profit de cette dissonance d'apparence, qui plonge le spectateur dans un Neverland où la magie semble en fin de course et où les décombres ont remplacé le terrain de jeux. La cabane des Garçons Perdus devenue un château en ruine ? L’idée est intéressante, mais jamais explorée. Sans effort pour exhumer ce potentiel, on en reste donc au stade de la pure interprétation d’intention.
Il est évident que Lowery ne s’intéresse que peu, voire pas du tout, aux parents Darling. La partie pré-Neverland de l'histoire est survolée en vitesse et son incidence sur les événements s'en trouve grandement minimisée. Hormis un court dialogue inspirant, la maman incarnée par Molly Parker n’a pas grand-chose à faire, et la caractérisation du père joué par Alan Turdyk est on ne peut plus minimale. Pourtant, c’est l’une des clés majeures du récit de Barrie. Le souvenir du visage de la mère qui s’estompe au fil des aventures, les tensions contradictoires du père, l’attente éplorée à la fenêtre et, ultimement, Wendy devenue mère à son tour, qui voit sa fille s'envoler par la fenêtre. En traitant ce pan narratif en diagonale, Lowery sape une partie de ses enjeux à venir. Il est difficile de s’identifier à un personnage expliquant à quel point sa mère lui manque, quand le film n’a pas pris le temps de développer un figure maternelle pour donner du poids à ce sentiment. Côté paternel, il ne se passe pour ainsi dire rien. Un petit comble quand on sait que les directives de la pièce originelle stipulaient que Mr Darling et Crochet devaient être incarnés par le même acteur. Les origines de Crochet dans cette adaptation allant à l’encontre de ce parallèle, il est logique de séparer clairement les deux personnages. Pour autant, Mr Darling est un repère fondamental du récit. Une figure de père préoccupé, nerveux et stressé par le bien-être des siens, aux prises avec sa propre candeur romanesque qui, pourtant, lui vaut l’amour inconditionnel de sa famille. L’adaptation de 2003, sans forcément révolutionner le septième art, avait parfaitement compris ces enjeux. Dans le cas présent, la famille Darling pourrait être monoparentale et l’histoire n’en subirait aucune conséquence. Lorsque les gamins rentrent chez eux, on est amenés à penser que leurs parents ne se sont même pas rendus compte de leur absence. Maman sursaute un coup, mais c'est peut-être juste parce qu'elle a été réveillée en pleine nuit par un bruit à l'étage. Le problème, avec le plancher, c'est que ça grince, effectivement.
Pour ce qui est des jeunes comédiens, leurs interprétations sont inégales. Bien sûr, il serait malavisé de blâmer des enfants que leur âge pénalise naturellement un peu. Le film de 2003 avait d'ailleurs essuyé des critiques similaires, quand bien même sa mise en scène choisissait d’épouser cette fébrilité juvénile. Le filmage de Lowery étant plus distant et surplombant, le décalage est plus grand lorsqu’il se fait sentir. Ajoutez à cela des dialogues pas tous fameux, dont les meilleurs portions sont majoritairement délivrées par des personnages adultes (les micro-gags entre Crochet et Mouche font régulièrement… mouche trololololooooo), et vous comprendrez que les gosses rament plus que nécessaire. Anderson se débrouille décemment dans le rôle de Wendy, et présente une ressemblance troublante avec Rachel Hurd-Wood, qui campait le même rôle en 2003. Dans le justaucorps feuillu de Pan, Alexander Molony n’est malheureusement pas aussi convainquant. L’écriture est certes en cause (nous y reviendrons) mais son interprétation paraît souvent trop rudimentaire et unidimensionnelle pour coller au sujet. L’impression est celle d’un acteur en costume de Pan plutôt que d’un véritable personnage.
En dépit de ces limites, le film prend de la hauteur lorsqu'il se focalise sur le personnage de Crochet. Interprété par un Jude Law qui rend palpable les contradictions de son personnage, le fameux capitaine pirate semble avoir monopolisé l'attention de Lowery lors de l'écriture. Arrêtons-nous un instant sur la description du roman.
Il a le teint de bistre d'un cadavre enfumé, et frise ses cheveux en longues boucles qui, de loin, ressemblent à des chandelles noires et donnent un air sinistre à sa noble physionomie. Ses yeux sont teintés d'un bleu de myosotis et de profonde mélancolie, sauf quand il vous plonge son crochet dans le corps et que s'allument au fond de ses prunelles deux horribles lueurs rouges. D'allure racée, un air de grand seigneur est resté collé à sa personne, air dont il ne se départit jamais, même pour vous crocheter la panse de sa griffe. Et je me suis laissé dire que ses talents de conteur sont fort prisés. D'autant plus courtois que ses intentions sont sinistres (ce qui est une preuve authentique de savoir-vivre), il soigne sa diction lors même qu'il profère des jurons. Bref, la distinction de ses manières témoigne à l'évidence qu'il n'est pas sorti du même tonneau que le reste de l'équipage. D'un courage indomptable, la seule chose qui l'effarouche est la vue de son propre sang, qui est épais et d'une couleur insolite. Dans sa façon de se vêtir, il singe la mode du temps de Charles II, quelqu'un ayant fait remarquer, alors qu'il débutait dans la carrière, qu'il ressemblait étrangement aux infortunés Stuarts. À la bouche, il a un ingénieux fume-cigare de sa fabrication, qui lui permet de fumer deux cigares à la fois. Mais, sans conteste, la partie la plus rébarbative de sa personne, c'est son crochet de fer.
On remarque qu'à l'exception du double fume-cigare, on est loin du méchant bouffon du Disney animé (sans parler de l’horrible suite Return to Neverland). Or, ce faste vénéneux du personnage, bien capté par l’adaptation de 2003, n’est pas l’angle choisi par Lowery. Le Crochet de Law est décati, vieillissant, brisé. Sa cabine évoque davantage un grenier de sorcière que le boudoir coquet d’un vampire des mers. Ce parti-pris peut surprendre mais le film fait l’effort de travailler les nuances du personnage, rendant crédible la figure d’un homme aigri par la perte de ce qui lui fut cher. On pourra débattre à loisir de l’originalité de l’écriture, mais cette logique est tenue et Lowery a le mérite non-négligeable de rompre avec la caricature du film d’animation.
Il est regrettable que la caractérisation de Peter ait bénéficié de moins de soin en comparaison. Le Pan de Barrie est un être aussi jovial qu’égoïste, fantasmatique et trivialement cruel. Son nombrilisme le conduit régulièrement à ne pas remarquer des situations critiques dans lesquels ses poteaux manquent de casser leurs pipes. Dans le cas présent, le portrait est plutôt celui d’un gamin rabat-joie et susceptible, peu enclin à reconnaître ses torts précisément parce qu’ils lui font honte. L’idée se tient mais cadre peu avec le personnage. Pan ressent la tristesse, la colère et la joie de façon disproportionnée, comme de nombreux enfants, mais la honte ne fait pas partie de sa palette, ce qui contribue à sa déconnexion du monde réel. Cette négligence subconsciente, impitoyable et farouche, renforce la complexité des enjeux du récit. C'est pour cette raison que le film d'animation de 1954 m'a toujours paru superficiel, que Hook me semble issu du même tonneau manichéen, et que je ressens un petit pincement quand le Crochet joué par Isaacs se résigne à son ultime trépas sous les cris de joie des enfants. Malgré ses bégaiements d’écriture, c’est bel et bien la force de ce nouveau remake que de nous faire ressentir sa volonté de rendre justice à ses personnages. Le dernier plan montrant Pan et Crochet tape en plein cœur, littéralement et figurativement, redonnant son sens à la dualité entre héros insolent et menace aigrie, entre jeunesse inconséquente et maturité rongée de doutes, entre hameçon géant et slip en fougère. Une ultime image qui, si l'on fait l’effort de l’interroger, finit par valoir presque autant qu’un long discours.