Parmi les réalisateurs de génie dont le Nouvel Hollywood a permis la naissance et la consécration, De Palma est une figure un peu à part, que seules les années 80 ont voulut accueillir à bras ouvert, avec des films comme Les Incorruptibles ou surtout Scarface dans lequel sa mise en scène baroque et grandiloquente est enfin en phase avec l’époque. Mais le De Palma cinéaste est bien né dans les années 70, pendant l’ouverture du cinéma américain a une contre culture de plus en plus forte, réaction violente et forcenée à l’establishment et aux valeurs déliquescente d’une Amérique qui s’effondre de l’intérieur. En 1974, après des films relativement mineurs comme Hi, Mom ! ou Sisters, qui explore déjà ses obsessions hitchcokiennes, il réalise un opéra rock : Phantom of the Paradise. Alors que Tommy et Quadrophenia des Who, maitres étalons en matière, sont sortis tout récemment, De Palma s’empare du genre, avec une BO de Paul Williams, pour créer ce qui reste aujourd’hui l’une de ses oeuvres majeures, déjà saturée de références, de couleurs, et de nombreux thèmes cher au réalisateur, l’ensemble bouillonnant dans un magma pop kitchissime et jouissif mêlant tout au long du film la critique la plus acerbe, avec le le grotesque le plus osé.
Le cinéma de De Palma est parcouru, comme souvent chez les réalisateurs de cette période, de références fines, signes de la grande cinéphilie de ce spectateur certainement émerveillé jadis par les tour de bras esthétiques de Welles ou la narration visuelle d’Hitchcock : Deux références cinématographiques parmi les plus évidentes dans Phantom of the Paradise, à travers la parodie du plan séquence initial de A touch of Evil pour le premier, et par la mise en scène, voire la reprise plan par plan de certaines scènes, comme la douche de Psycho pour le second, à ceci près que le couteau est remplacé à l’instant qui précède le meurtre par une ventouse, dans un changement de ton loufoque caractéristique du second degré dont tout le film est emprunt. Mais ce sont avant tout les références littéraires que De Palma réactualise dans sa maestria visuelle. Le Fantôme de l’Opéra bien sûr, qui donne au film sa structure, mais aussi Faust, ou encore The Picture of Dorian Gray, auxquels Phantom of the Paradise emprunte les thèmes. Tous sont présents de façon plutôt explicite, et accentuant toujours le plaisir naissant des contrastes et décalages constants qui habitent et tendent le film dans une hybridation de l’étrange qui ne cesse de se voir rehausser par cette audace sans limite, frôlant constamment avec le ridicule, qu’on ne peut guère retrouver ailleurs, si ce n’est dans le giallo italien de la même période (la présence de Jessica Harper, au casting du Suspiria de Dario Argento en 1976, ne tenant d’ailleurs peut-être pas du hasard).
Aussi bien ancré dans ce système « De Palmien » que dans les préoccupations du Nouvel Hollywood, Phantom of the Paradise est traversé par de nombreuses thématiques, sans jamais donner le sentiment qu’elles n’ont pas leur place ici ou qu’elles n’ont été que survolées. C’est par exemple le motif du double, ici incarné dans Winslow et son antagoniste faustien, Swan, lui même une réminiscence d’Howard Hughes d’après les mots du réalisateur, et qui annonce déjà le Tony Montana de Scarface, dix ans plus tard, lui aussi entrepreneur mégalomane, égaré dans le monde qu’il s’est fabriqué, et entourés de sa cour soumise. Ou encore, caractéristique de l’époque, la dépossession artistique dont est victime le phantom, dont l’oeuvre est volée puis pervertie, renvoyant directement à la hantise des réalisateurs du Nouvel Hollywood, et au risque constant de perdre le final cut, le pouvoir sur leur oeuvres, au profit des studios.
Près de dix ans avant la consécration que fut Scarface, Phantom of the Paradise contient déjà tout ce qui fera le succès de son réalisateur dans la décennie 80, de ses thèmes fétiches à son imagerie puissante. Mais il constitue avant tout un objet cinématographique unique, à la fois dramatique et burlesque, gothique et moderne, baroque et rock, dont la folie ne dépérit pas, rarement égalée, si ce n’est par De Palma lui même.