J'ai mis du temps à apprécier Phantom of the paradise. Je l'avais vu jeune adolescent et je ne l'avais pas du tout compris, à une époque où je préférais Terminator au Nouvel Hollywood. Mais petit à petit, au fil des revisionnages, j'ai capté toute la richesse de ce petit bijou, de cette dénonciation en règle de l’instrumentalisation de l’art et des artistes pour des motifs bassement mercantiles qui finissent par dénaturer complètement l’œuvre d’art et se retourner contre leur auteur. Il préfigure en cela les « années fric » qui débouleront en 1979 sous Reagan, où le Nouvel Hollywood s’effacera au profit d'une industrie de moins en moins cinématographique car soumise au desiderata des producteurs (à part les quelques réalisateurs-vedettes comme Spielberg qui obtiendront le graal : le « final cut », ou le droit de monter son film comme il le désire). Il faut dire que De Palma parlait d’expérience : son film précédent Get to know your rabbit avait été flingué par une maison de production mal embouchée et il en était vert de rage.
Mais Phantom of the paradise, bien sûr, n’est pas que cela. C’est aussi une œuvre jouissive, insolite et géniale, un ovni dans la carrière du réalisateur, qui synthétise trois mythes de la littérature que sont Faust, le Portrait de Dorian Gray et le Fantôme de l’opéra.
(et se termine sur une référence appuyée à la mort de Kennedy, comme tant d'autres films américains de l'époque)
Et il le fait en chanson et en costume, avec des personnages quasi-archétypaux.
Swan est un méchant exemplaire à la tronche marquante, joué avec délectation par Paul Williams. Sa maison de production s’appelle du nom évocateur de « Death Records », le groupe de musique a lui un nom et un style totalement interchangeables : il s’appellera alternativement The juicy Fruits (« les fruits juteux qu’on peut presser à l’envi jusqu’à ce qu’ils aient donné tout ce qu’ils ont »), The beach Bums ou, dans leur version gothique pompier à la Alice Cooper, The Undead. Le personnage de Beef (qui rappelle fortement Rocky du Rocky horror picture show) en gugusse pathétique exploité pour l’occasion, Phoenix (Jessica Harper, qu'on reverra dans Suspiria) en jeune femme innocente et bien intentionnée, qui sera bon gré mal gré exploitée par la production et aveugle au drame de Winslow. Winslow, enfin, joué par William Finley, qui fait tant penser aux artistes du Swinging London, geek jusqu’au bout des partitions, personnage au grand cœur et un peu gauche qui se donne complètement à son œuvre et à ses sentiments, au point de se perdre.
Les moments musicaux ne sont ceci dit pas que des parodies, ce sont aussi des moments de bravoure pop-rock hybride entre les années Beatles/Rolling Stones et les années Bee Gees/Queen/Alice Cooper. L’humour est aussi présent, dans des jeux de faux semblants où les guitares transformées en lances pour l’occasion perforent et découpent de faux membres du public, un public qui n’est plus composé de gens intéressés par le savoir-faire d’un groupe précis mais un public générique de consommateurs écervelés, quasiment méprisable, qui fait la paire avec un groupe générique.
Cette œuvre nous montre donc en même temps l’envers du décor (la fin de l’innocence artistique et le début du cynisme mercantile qui détruit tout) et nous offre une expérience jubilatoire, baroque, tragique dans la liesse et remplie de clins d’œil, de références et de métaphores, et ce jusqu'à la fin en apothéose. Swan/Faust/Dorian Gray fait son pacte avec le diable au dépens de Winslow/Fantôme de l’opéra mais l’emportera-t-il au paradis ?