De tous les films que j’ai vus, que j’apprécie, il y en a un petit nombre qui me tiennent particulièrement à cœur. Ce ne sont pas forcément les plus grands chefs d’œuvre – bien que ceux-ci me sont évidemment très chers – mais ils représentent des sortes de "jalons" de mon parcours de cinéphile : leur découverte m’a marqué et ouvert à un, ou plusieurs, types de cinéma. Il y en a trois, particulièrement, qui se distinguent, à ce titre.
Vers janvier 2015, je regarde « Street Angel », muet de Frank Borzage vu dans le cadre d’un cours en ligne sur l’histoire du son et de la couleur à Hollywood, m’a permis de découvrir le mélodrame, le cinéma muet… et, par extension, tout le cinéma classique de l’âge d’or dont j’ai raffolé avec un appétit boulimique en 2015 et 2016.
Quelques sept ou huit ans plus tôt, c’était « Pulp Fiction », le chef d’œuvre de Tarantino, vu pour la première fois avec mon père. Suivra toute la filmographie du réalisateur californien et celles de nombre d’autres : Hitchcock, les Coen, Billy Wilder… c’est avec ce film que je réalise le potentiel immense du medium cinématographique, sa richesse et sa profondeur.
Mais avant tout ça, il y avait eu « Die Hard ».
Un lundi soir d’hiver 2006, Papa rentre tard et fatigué du boulot et décide de se vider la tête en regardant un film pas intello. Et puis, il me propose de le joindre, alors, nous nous installons devant le premier « Die Hard », que je connaîtrai sous le titre de « Piège de cristal » puisque nous le voyons en français. John McClane, Hans Gruber, du sang sur les vitres et pas mal d’explosions et de balles tirées plus tard, je suis conquis. On regardera les deux suivants dans la foulée et le quatrième volet sortira l’été suivant – pratique ! – permettant ainsi une découverte sur grand écran avec un Bruce Willis vieillissant. Avant de devenir un cinéphile érudit, il faut bien d’abord s’intéresser au cinéma tout court… et c’est avec « Die Hard » que j’ai commencé à vouloir voir des films.
Pour fêter ma 200e critique sur le site, je vous propose de revenir un peu plus longuement sur le meilleur film d’action de tous les temps, le blockbuster pour les enterrer tous. Si vous êtes le mystérieux membre du site qui s’amuse depuis peu à systématiquement disliker mes listes et critiques je vous suggère de le faire dès maintenant et de ne pas vous infliger la lecture de toute la critique car celle-ci risque d’être longue.
Le scénario du film est issu d’un roman de Roderick Thorp, « Nothing Lasts Forever », suite d’un premier roman déjà adapté au cinéma en 1968 avec Frank Sinatra. La société de production est ainsi, par contrat, obligée d’offrir le rôle principal à Sinatra, qui le refuse. Bruce Willis sera finalement choisi – après un autre refus par Arnold Schwarzenegger – malgré son expérience exclusivement télévisuelle.
Le soir du réveillon de Noël, John McClane, policier new-yorkais, se rend à Los Angeles passer les fêtes de fin d’année avec son épouse, Holly, cadre de haut rang à la Nakatomi Corporation, une entreprise japonaise installée en Californie. Au cours de la soirée, une bande de terroristes européens dirigés par le redoutable Hans Grüber prend le contrôle de l’immeuble déserté de la compagnie et prend en otage les quelques employés restés pour la fête. Seul John McClane, armé de son pistolet de service, parvient à leur échapper…
Pris au piège au trentième étage de la tour, opposé aux preneurs d’otages surarmés et motivés, sans l’aide de l’extérieur, McClane ne peut compter que sur son courage et son astuce s’il veut rester en vie. S’ensuit un concentré d’action parfaitement rythmée et d’humour savamment distillé qui font du film l’un des représentants les plus marquants du cinéma d’action. Le succès, à sa sortie, est immédiat : il réalise 140 millions de dollars au box-office avec un budget de 28, fait de Bruce Willis un incontournable du genre, engendre quatre suites et des adaptations vidéoludiques. « Die Hard » obtient un large succès critique et figure régulièrement en bonne place parmi les classements des meilleurs films d’action de tous les temps.
Le film a su se démarquer de l’habituel cinéma d’action des années 80 et se forger une identité propre tout en demeurant une référence – exemplaire – du blockbuster survitaminé. Ce succès repose sur, outre une maîtrise totale du rythme, de la tension et des enjeux, des choix de cadre (une unité de temps et de lieu), de personnages (McClane, Gruber) et de ton (parodique, et assumé).
Le cadre
L’univers de « Die Hard » est clos : McClane et les terroristes évoluent dans les plus hauts étages de la Nakatomi Plaza, filmé à l’extérieur et en partie à l’intérieur de la tour de la Century Fox. De la même façon, l’action ne se déroule que sur quelques heures, au cours de la même soirée.
Le huis-clos au cinéma a cet avantage qu’il permet au spectateur de se familiariser avec l’environnement, d’en apprendre les spécificités et l’agencement. Pour un film d’action tel que « Die Hard », cela présente un intérêt immédiat. Dans un blockbuster classique, les scènes de fusillade et de bagarre valent surtout pour leur chorégraphie et l’endroit où elles prennent place n’a pas grande importance. Certains films un peu plus créatifs tirent parti de l’espace pour rendre ces séquences plus intéressantes, en travaillant en particulier sur leur dynamisme et leur réalisme. John McTiernan exploite pleinement le potentiel de son décor en tirant parti de tous les éléments qui le composent.
Un exemple : l’utilisation permanente des trois dimensions de l’espace, mais surtout de la verticalité de l’édifice. McClane et les terroristes, dans leur jeu mortel du chat et de la souris, ne cessent de monter et descendre les derniers étages de la tour. Escaliers de service et ascenseurs parfois en panne sont les moyens de transport privilégiés mais certains font parfois preuve d’un peu plus d’inventivité, ou voyagent plus rapidement qu’ils ne l’auraient souhaité… La cage d’ascenseur vide, sert à la fois d’échappatoire au héros solitaire et de piège potentiellement fatal – et donne lieu à l’une des cascades les plus spectaculaires du film (car, lors du tournage, elle ne s’est pas déroulée comme prévu !). Où serait l’intérêt de cadrer l’histoire dans un gratte-ciel sans se servir de sa hauteur vertigineuse ?
L’action se déroulant à huis-clos, il y a finalement assez peu d’environnements différents dans lesquels vont se jouer les bagarres, les poursuites et les scènes clé du film. Ce qui pourrait s’apparenter à un "recyclage" des mêmes décors présente un risque de redondance – comme on les visite à plusieurs reprises – mais « Die Hard » évite l’écueil de deux manières. D’une part, il y a suffisamment de variété entre les différents étages qui limite le nombre de redites, et, d’autre part, chacun de ces "niveaux" (presque au sens du jeu vidéo) possède sa spécificité qui donne lieu à de la nouveauté à chaque visite. L’ensemble des décors où évoluent les personnages du film me semble s’apparenter à une sorte de terrain de jeu géant ; un univers entièrement destructible où chaque élément peut être utilisé par les protagonistes pour gagner un avantage.
L’exemple le plus mémorable sur le sujet est évidemment la scène de destruction des vitres par Hans et Karl. La scène, spectaculaire, exploite parfaitement les caractéristiques du décor où a lieu la fusillade et fait appel à l’intelligence et à la mémoire du spectateur (qui se rappelle ainsi que le pauvre McClane, pieds nus, va passer un sale moment lorsqu’il devra sortir de la pièce). Comparer cet extrait à n’importe quel film d’action actuel donne envie de pleurer : la destruction de l’environnement n’aurait d’autre visée que les effets spéciaux onéreux et illisibles à la Michael Bay et toute blessure infligée au héros serait instantanément guérie dans la scène suivante…
Il faut également souligner les efforts consentis par le réalisateur et son équipe de décorateurs pour créer des environnements variés et intéressants qui foisonnent de détails. Entre la fête sur la mezzanine, ses fontaines et ses bureaux luxueux – étage inspiré par l’art du célèbre architecte américain Frank Lloyd Wright –, la salle des maquettes tapissée de velours rouge et munie de miniatures fantastiques, ou encore l’étage en construction – filmé dans la tour de la Fox, toujours en travaux à l’époque du film – c’est un plaisir d’arpenter tous ces décors et d’en découvrir les recoins. L’atmosphère ainsi créée est saisissante et l’immersion, instantanée.
L’action de « Die Hard » se déroule sur une seule soirée ; le set à huis-clos et surtout la durée limitée deviendront les marques de fabrique de la série jusqu’au troisième épisode. Le film se déroule presque en temps réel, ce qui présente plusieurs avantages. D’une part, les actions des terroristes et l’exécution de leur plan devient plus réaliste – car joué étape par étape – et ainsi plus impressionnant. D’autre part, cette spécificité du film permet également au cinéaste de faire ressentir la fatigue accumulée par les personnages tout au long des épreuves qu’ils traversent. À mesure que le film progresse, John McClane devient plus vulnérable, plus humain, plus attachant, donc. Cela m’amène à mon deuxième point, peut-être le plus vital au succès du film :
Les personnages
Je le mentionnais plus tôt, Sinatra avait incarné le personnage principal dans la première adaptation des romans de Thorp, et la production devait par conséquent lui offrir la possibilité de reprendre le rôle. Suite à son refus, c’est Arnold Schwarzenegger qui est approché, principalement pour son apparence dans « Commando ». D’autres habitués des films d’action musclés des années 80 sont considérés, au même titre que des grands noms du cinéma (Robert De Niro, entre autres). C’est finalement Bruce Willis qui obtient le rôle, malgré son manque d’expérience et sa réputation d’acteur de comédie. Ce choix oriente le caractère de John McClane, un anti-héros cynique et acide qui ne s’estime pas beaucoup.
Le casting d’ensemble est important : du fait de l’environnement clos, les mêmes personnages vont revenir régulièrement à l’écran… il convient alors de bien les choisir. Les terroristes, européens et allemands dans le film, sont choisis pour leur stature (tous confortablement au-dessus du mètre quatre-vingt-dix). L’acteur russe Alexander Godunov est sélectionné pour incarner le bras droit du cerveau de l’opération ; avec sa crinière blonde et son regard de glace il est parfait en méchant mutique, violent et inquiétant. Paradoxalement, l’acteur, très timide, n’est pas très à l’aise dans ce genre de rôle… mais on ne lui demandera quasiment plus que de répliquer sa performance dans « Die Hard » durant la suite de sa carrière.
Enfin, le chef des méchants est incarné par le regretté Alan Rickman, dont il s’agit à l’époque du premier rôle à Hollywood. Bien établi à la télévision et au théâtre dans sa Grande-Bretagne natale, l’acteur appréhendait son entrée dans le cinéma américain… mais le film le propulse immédiatement au rang de star. Il sera le premier de la lignée des méchants de la série. Hans Gruber, au contraire de ses hommes, est un penseur, un autoproclamé génie du crime qui préfère les costumes raffinés et les punchlines élaborées aux armes à feu… dont il reconnait néanmoins l’intérêt. Hans est un penseur, très fier de son intelligence, responsable d’avoir échafaudé les plans complexes de la bande de terroristes. Sa finesse, ses capacités d’anticipation et de réaction, en font le cerveau indispensable du groupe, qui serait absolument perdu sans lui.
Un film d’action se doit d’être dynamique, tendu, et bien rythmé. Mais il serait erroné de penser que seules les scènes de bagarre, qu’elles soient chorégraphiées d’une manière ou d’une autre, y sont importantes. Loin de là. Si elles sont certainement nécessaires, c’est la capacité d’un film à alterner les séquences d’action rapides et spectaculaires et les face-à-face tendus entre les personnages qui permettent au spectateur de souffler et mieux l’apprécier. Dans cette optique, plus les protagonistes sont réussis, meilleur sera le résultat final…
Le personnage de John McClane est assez unique. Il se rapproche beaucoup du héros de western – une comparaison qui est voulue et d’ailleurs moquée par le chef de ses antagonistes. Il vient d’ailleurs (la jungle de New York) et est un étranger dans une ville où un groupe d’individus est impuissant (les otages) à s’opposer à une bande de malfaiteurs (les terroristes). Seul et face à une opposition considérable, il doit triompher alors que ses chances de succès sont extrêmement faibles, avant de repartir vers le soleil couchant (en ayant bien sûr, au passage, sauvé/conquis le rôle principal féminin). À l’instar de ces héros de western, McClane est un personnage un peu troublé. S’il est fondamentalement bon, il traverse des difficultés conjugales – qui sont probablement dues à ses propres fautes – et n’est pas particulièrement fier de l’homme qu’il est. Il se démarque des héros classiques des films d’action – machos, sûrs d’eux-mêmes jusqu’à l’excès… quand on voit que les Bruce Willis des années 80 ont été remplacés par les répugnants Vin Diesel et Dwyane Johnson de nos jours, il y a matière à regretter le passé.
Il y a un contraste assez marqué entre McClane, un peu frustre, voire "simple", et Hans Gruber, froid et aux manières policées. L’homme en costume incarne la sophistication de l’Europe, sorte de méchant en col blanc, auquel s’oppose l’américain, l’homme du peuple. Ce face-à-face à distance, via talkie-walkie, prend plus d’ampleur lorsque les deux personnages se rencontrent, vers la moitié du film. La scène, qui n’était pas prévue à l’origine, est finalement improvisée lorsqu’Alan Rickman démontre l’étendue de son talent d’acteur, et, en particulier, sa capacité à parfaitement imiter un accent américain. Il faut, par ailleurs, rendre hommage au talent de ces deux acteurs, véritablement exceptionnels dans le film. Les deux personnages ont été régulièrement classés parmi les plus grands héros et méchants de l’histoire du cinéma. Le succès de « Die Hard » repose entièrement sur leur opposition et leur interaction, qui donne lieu à des scènes et des saillies mémorables. Le fameux "Yippee-ki-yay, motherfucker!" proféré par Bruce Willis reste ainsi l’une des "punchlines" les plus célèbres de tous les temps et a contribué au côté "culte" du film.
Le ton
De tous les films de ma vie, « Die Hard » est probablement l’un de ceux que j’ai vus le plus de fois. En français, en anglais, avec des sous-titres, sans sous-titres, sur un écran de télé, sur un ordinateur portable, au cinéma, dans l’avion… je connais les dialogues par cœur dans les deux versions et presque toutes les scènes. Et pourtant, chaque revisionnage du film révèle de nouveaux détails qui permettent de l’aborder sous un angle différent, voire de l’apprécier d’autant plus.
Le livre à l’origine de l’œuvre est très noir, beaucoup plus violent, sombre et désespéré que le film de McTiernan. Son "héros" est à peine plus positif que les terroristes qu’il combat et nul n’est épargné ; tous les protagonistes sont plus ou moins des salauds. « Die Hard » se distingue du roman en adoptant un angle souvent plus humoristique. Il y a, bien sûr, une grosse dose de cynisme dans l’humour de McClane, inspiré par les discussions préparatoires de Willis avec des policiers expérimentés, qui emploient généralement cette technique pour dédramatiser une situation, et le ton global du film est souvent ouvertement parodique.
Les forces de l’ordre, la police et le FBI, en sont l’exemple le plus flagrant. Cela commence avec les opératrices de radio, pas spécialement brillantes. Ensuite, l’adjoint au chef de la police Dwayne Robinson – connu des amateurs de « Breakfast Club » – fait preuve d’une incompétence terrifiante tout au long du film, s’effaçant devant McClane, les terroristes et le FBI. Le responsable de l’intervention ratée de la police n’est guère plus malin, mais la palme revient certainement aux deux agents caricaturaux du "bureau", les fameux Johnson & Johnson, dont la suffisance arrogante sera soufflée de façon tonitruante par la ruse d’Hans Gruber. Les journalistes en prennent aussi pour leur grade, ce qui sera d’ailleurs repris dans les épisodes suivants, le film se faisant très critique de leur sensationnalisme et de leur manque de pudeur. Il y a un grand nombre de saynètes un peu ridicules moquant les personnages, des trois playmates rencontrées par Willis tout au long du film (à l’aéroport, durant la soirée et en photo dans la cage d’ascenseur) au terroriste asiatique incapable de retenir son appétit lorsqu’il monte la garde au kiosk à bonbons.
Il y a dans ce film un ton assez moqueur et assumé, qui associe la musique de Beethoven à des brigands terroristes sans remords – à l’image d’un certain Stanley Kubrick dans les années 70 –, et multiplie les références à la culture pop. Blagues un peu cyniques, ton souvent léger, « Die Hard » ne se prend pas complètement au sérieux sans toutefois sombrer dans le ridicule marqué d’un Marvel de base. D’ailleurs, entre les héros "cools" des derniers blockbusters d’action et un Bruce Willis en marcel trop grand et pieds nus, je choisis ce dernier tous les jours.
Si « Die Hard » est l’étalon parfait du film d’action – celle-ci étant savamment dosée, avec une montée graduelle de la tension, une alternance de bagarres vitaminées et de dialogues – et en constitue un exemple indépassable, le film dépasse ce simple genre et excelle sous tous ses aspects. Personnages mémorables, cadre fantastique, musiques bien choisies…
« Die Hard » est le film qui m’a appris à faire le poing avec les orteils après un vol long-courrier. Rien que pour ça, j’en serais toujours reconnaissant à John McTiernan.
Après plus de dix ans, d’innombrables visionnages et des centaines d’autres films vus depuis, « Die Hard » demeure l’un de ceux qui me sont les plus chers. Bruce Willis est mon héros de cinéma préféré, Hans Gruber est incontestablement l’un des méchants les plus marquants de l’histoire du septième art, la bande-son immémoriale de Michael Kamen me prend aux tripes jusqu’au « Let It Snow » du générique. « Die Hard » est mon film de Noël préféré, le meilleur film d’action jamais réalisé, et le film qui m’a fait aimer le cinéma.
Alors, merci Papa.