Ceci n'est pas un film
Je préviens ça va pas être clair (du tout)... Mais en même temps... Et après on va me dire que je regarde des trucs bizarres qui ne sont pas des films... Mais que cherche Godard ici même ...
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le 17 juil. 2011
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Pierrot le Fou : l’application de la figure du flâneur métropolitain traité par Georg Simmel dans le texte « Métropoles et mentalités »
Pierrot le Fou est un road movie réalisé par Jean-Luc Godard en 1965. Considéré comme une des oeuvres phares de la Nouvelle Vague, il narre le voyage fantaisiste de Ferdinand dit «Pierrot», un homme de nature lunaire incarné par Jean-Paul Belmondo, à travers la France en compagnie de son amie Marianne (incarnée par Anna Karina). Ils vont notamment se retrouver poursuivis par des gangsters à la mine patibulaire.
Pierrot est conçu comme un pamphlet sur la métropole et l’impression d’oppression qu’elle soulève. Il s’agit d’une virée prenant racine en plein cœur de la région parisienne et se développant en Provence.
Le thème de la métropole occupe une place centrale dans les écrits de Georg Simmel, philosophe et sociologue allemand interdisciplinaire. Dans l’article «Métropoles et mentalité», publié en 1903 au sein du recueil L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Simmel soulève le phénomène d’intensification de la vie nerveuse, constituant à elle seule un comportement et une sensibilité nouvelles, en réponse aux changements dans la métropole, le point de départ de l’intrigue du film de Godard. Il signale l’existence de plusieurs figures métropolitaines, telles que l’individualiste, le blessé, le migrant, la foule, et la femme; qu’importe sa position sociale, le flâneur s’évade selon lui, et le film brosse une mutation de deux de ses figures tout particulièrement au travers d’une séquence phare.
Ladite séquence, que nous situons au début du film, montre le départ des deux amis de l’appartement parisien de Marianne, qui les mènera jusqu’au sud de la France. La fin de l’extrait nous les montre sur l’autoroute, partis pour les bords de mer. Présentés dans un ordre linéaire, là où le reste du récit s’autorise à être désordonné, et avec une bande-son hétérogène entremêlant bande originale extra-diégétique, voix-off et dialogues diégétiques.
Cette séquence, à l’instar de l’ensemble du film, est une ode anarchique à la flânerie. Formellement, à de nombreuses reprises, Godard s’autorise divers exercices inscrits dans l’intermédialité. Nous observons les deux inserts sur «l’ami Pierrot», ainsi que d’autres figures emblématiques enfantines appartenant à l’ouvrage possédé par Ferdinand, faisant allusion à la peinture et à la comedia del’arte, éléments que nous pouvons retrouver d’emblée sur l’affiche du film.
Le flâneur intériorise des «allusions extérieures», telles que les affiches, les pubs et les monuments. Le chef opérateur du film, Raoul Coutard, s’inspire en grande partie du peintre abstrait Nicolas de Stael pour la conception du personnage de Pierrot le Fou et les symboliques des couleurs picturales. Une part de son modernité se manifeste dans les nombreux empreints artistiques: ça et là, nous y retrouvons pop art, art moderne, impressionnisme, surréalisme et art classique.
Formellement, Pierrot le Fou est une flânerie, un voyage d’art en art ne possédant nulle autre ambition que de déployer un monde de richesse à ses deux protagonistes.
Nous notons l’évidente analogie entre Ferdinand et Pierrot, son alter ego, ainsi que Colombine pour Marianne, finissant par être réunis sur un seul et même plan. Dès lors, nous écoutons les voix-off de Ferdinand et Marianne, par la suite entrecoupées d’un plan-séquence instrumental complexe débutant par un homme allongé mort sur un lit. Dans celui-ci, Ferdinand passe devant un mur sur lequel figure les capitales OASIS, faisant allusion à un monde idéal qui lui est pour le moment inaccessible. Un peu plus tard, lorsque Ferdinand traîne le corps hébété de l’oncle de sa dulcinée, la musique s’interrompt et les deux voix-off interviennent de nouveau. Marianne observe la vue du balcon, s’empare d’un fusil dans l’appartement puis retourne sur le balcon d’où la voix off réplique: «C’est moi, Marianne». Le monde semble alors s’ouvrir à elle par le biais du plan de demi-ensemble sur la terrasse du balcon. Cette séquence est le fruit d’un mécanisme complexe, nuisant quelque part le désir de flânerie des personnages, d’où le fait que leur voix-off soit brusquement éclipsée pour laisser place à une musique stridente et rare au sein du métrage. Nous pouvons alors parler d’une ode à la modernité de la part du cinéaste, laissant libre-court à l’aspect formelle de son œuvre et à la transgression connotative.
Par la suite, cette même impression réitère avec la série d’images débutant par un plan se centrant sur les héros s’arrêtent à une station d’essence. Alors qu’il emprunte aux codes du film de gangsters, Godard essaye avant tout d’établir un dialogue avec son public. Effectivement, d’un point de vue visuel et sonore, le film s’adresse au spectateur, plus particulièrement en faisant appel à son imagination. Premièrement, le début de la scène amorcent le récit de genre film noir qui va ponctuer l’intrigue. Puis s’ensuit toute une série de plans qui se démarquent par un montage alterné entre la position des deux protagonistes, et celle des gangsters auxquels ils sont confrontés; cette série de plans d’ensemble ou demi-ensemble rapide s’accompagne par une suite d’énumérations prononcée par les personnages en extradiégétiques, créant ainsi un dialogue entre les personnages et le spectateur à qui ils semblent s’adresse (étant donné que par discrétion ils ne peuvent parlent entre eux): «[…] sortir d’un mauvais rêve, partir en vitesse […]».
Si la narration de cette séquence suscite nombre d'interrogations, c’est parce qu’elle constitue un appel urgent à la flânerie, faisant suite au détachement du carcan métropolitain suscitant les ovations de la part d'une catégorie de public s’identifiant aux personnages, à l’ère de mai 68. Godard détourne des sujets de société tabous, à travers une série de symboles et de citations philosophiques, au même rythme qu’il explore les limites de ses personnages flâneurs, souvent voués à l’errance.
Pierrot le Fou interroge aussi la fatigue à sa façon: Ferdinand est fatigué de la mentalité calculatrice dominante, se manifestant chez les personnages secondaires auxquels il s’adresse au début, sa situation familiale et financière ont raison de lui, et sa mentalité indissociable du principe du «métro-boulot-dodo», exigé par le système capitaliste. Un souci par ailleurs pointé du doigt par Simmel, au stade de l’extrait où il est question des «acheteurs tout à ait inconnus qui n’entrent jamais dans l’horizon du producteur particulier». Un peu d’humanité, moins de profits, l’humain en tant que tel, tel est ce que recherche un Pierrot trop fou pour rêver d’un tel monde.
Sur le même fil, une autre séquence, des plus singulières du métrage et sensiblement située à la moitié, interroge cet effort d’expression permis par le road movie: la vamp urbaine Marianne chante au sujet de sa «ligne de chance» suite à un dialogue avec Ferdinand au sujet de sa ligne de hanche. Plus que jamais, les deux protagonistes se rapprochent philosophiquement au travers de la flânerie en Provence.
L’errance est un problème de la flânerie. Un personnage se révèle obsédé par un autre, et c’est justement ce qu’énonce Edgar Allan Poe dans l’article «L’Homme des foules», où l’homme au cœur du document se confond avec «l’homme des foules» né de son rapport permanent avec autrui. Cette lassitude empreinte d’autodérision se retrouve au coeur du dernier acte du film de JLG, durant lequel le couple est séparé et s’en trouve à mourir l’une séparée de l’autre. La figure du flâneur se révèle indissociable de l’autre, cet autre (les autres), qui est pourtant, selon Simmel, responsable de ce cercle veillant sur les productions de l’individu, entravant fatalement la liberté de ce dernier. Un paradoxe de haute couture, d’autant lorsque l’une s’appelle Marianne.
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le 18 déc. 2020
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