Servie en exclusivité (empoisonnée) aux abonnés de Disney+, cette adaptation photoréaliste de Pinocchio supervisée par Robert Zemeckis est d’une tristesse infinie, cristallisant les travers d’une firme toujours prête à viser plus bas pour nous frustrer en nous faisant les poches. Enfilez votre combinaison antiradiations, ça va faire bobo.
S’il y a bien un moyen de pression qu’on trouve toujours de nouvelles façons de sous-estimer, c’est certainement la culpabilisation. A l’heure de l’information instantanée, nous habitons un monde qui nous force de plus en plus facilement à admettre que, justement, il faut de tout pour en faire un, de monde. Et par conséquent, cela inclut plein de trucs qui froissent nos sensibilités personnelles. Mais il faut l’accepter, s’y résoudre, s'extraire de son petit nombril et s’ouvrir à la possibilité que ça puisse apporter du bonheur à d’autres que nous. Une logique riche en applications, non seulement pour nous faire tolérer ce qui nous débecte, mais aussi pour nous soutirer un peu de tendresse envers ceux qui jubilent devant ce qui nous fait désespérer. Accoudé à la fenêtre la plus haute de sa tour d’ivoire, le critique daigne baisser ses yeux de vautour vers l’humanité en contrebas, qui s’ébat dans la fange du fun de masse comme une colonie de fourmis sur un cheeseburger abandonné en plein bitume. Car oui, il y a des institutions du divertissement qui nous font lever les yeux au ciel, grincer des dents, pouffer de rire ou soupirer plus ou moins longuement. Et puis, on s’assoit, on boit un coup, on réfléchit et on se dit que les gens ont le droit de kiffer la vie, quand même. De poser leur cerveau, comme on le lit parfois, pour s’éclater un bon coup sans trop se prendre le chou. Il y a des événements qui, même s'ils nous donnent personnellement l’envie de lâcher un bon gros mollard ou de pisser du froid sur eux quand ils passent sous nos fenêtres, finissent par nous faire hausser les épaules avec une bienveillance de Bouddha.
Et puis, il y a Disney. Et là, autant vous prévenir tout de suite, ça va être long et violent. Disney, donc, qui trône fièrement au sommet du podium de la shlaguerie impénitente depuis déjà quelques décennies, poursuit son cap de banqueroute créative inversement proportionnelle à ses rentrées financières avec une énième resucée photoréaliste d’un vieux film d’animation, comme pour mieux exprimer son dédain pour tout ce qui est un peu ancien, ou animé, ou les deux. Et après Tim Burton pour Alice et Dumbo, c’est encore un artisan phare de la pop culture qui fait tourner la bétonnière. Robert Zemeckis écope donc de Pinocchio pour un film réservé aux abonnés de Disney+, cimentant cette volonté de se retirer des salles pour coller au cul de Netflix dans la course au bifton version VOD.
Coupons court à toute objection sur la forme, il n’est pas ici question de défendre à tout prix le cinéma d’auteur comme un remède systématiquement vertueux au cinéma de divertissement, qui serait quand à lui forcément abrutissant et cynique. Ce serait faire preuve de bien trop de naïveté et de sectarisme, à plus forte raison quand 2022 a aussi livré son lot de petits films d’auteurs tiédasses et de projets à gros budgets pourtant jouissifs (citons entre autres The Northman, Trois Mille Ans à t’attendre, Nope, ou encore Top Gun : Maverick, que je n’ai pas vu mais qui semble avoir enchanté le public et les critiques, tant mieux pour Tom Cruise et son équipe). De plus, si Robert Zemeckis a bien prouvé une chose au fil de sa carrière, c’est sa capacité à toucher un public large avec des films généreux en remue-ménage sans forcément lésiner sur le remue-méninges. Avec le CV détonnant mais futé du papa de Forrest Gump, Roger Rabbit et Retour vers le Futur, on serait plutôt enclins à laisser le bénéfice du doute à Disney. Sur le papier, la collaboration a les moyens de ne pas être totalement indigne, à l’image justement de ce que Burton avait livré avec Dumbo. Un film mineur de sa carrière et volontiers cynique avec son sujet mais qui, malgré ses défauts, fait tout de même parti des moins irregardables de sa catégorie (le plus sympathique étant sans doute Peter et Eliott le Dragon, de ce cher David Lowery qui rempile actuellement avec l’autre Peter, Pan cette fois). Certes, la barre n’est pas haute quand il s’agit d’une perche encastrée dans le sol (remémorons-nous, dans un silence tétanisé, le Cendrillon de Kenneth Branagh... La Belle et la Bête de 2017… Le Roi Lion de Jon Favreau…), mais ce genre de production se doit d’être évaluée en contexte.
Et donc, ce Pinocchio ? C’est douloureux. Très, très douloureux, pour toutes les pires raisons imaginables. Pour commencer, ce remake prolonge la stratégie méprisable de Disney qui met à profit le clivage de plus en plus net entre grosses franchises milliardaires et productions de plateformes à portefeuille frileux. Avec l’effritement croissant de l’écosystème des « films du milieu », un cinéaste comme Zemeckis se verra progressivement réduit au simple prestige de son nom pour faire advenir des projets ambitieux et souvent coûteux. Une nécessité qui peut pousser à bosser comme larbin de luxe pour financer son prochain bébé. Une aubaine pour Disney, qui en avait déjà profité pour refiler Aladdin à Guy Ritchie, lequel avait ensuite pu panser ses escarres avec The Gentlemen. Sans doute satisfait de l’exercice et de ses retombées commerciales, Disney a continué avec Dr Strange 2, dont la promo consistait à exhiber Sam Raimi au bout d’une laisse de gros studio comme un caniche savant avec un ballon de multivers sur le museau, tandis que le marketing de No Way Home opérait un pillage nostalgico-opportuniste de sa trilogie Spider Man. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire passer des cinéastes mondialement reconnus pour des nourrissons abandonnés à poil dans une forêt peuplée de carcajous radioactifs, mais d’étayer un constat sur la façon dont une corporation comme Disney exploite les évolutions du marché pour faire entrer des auteurs dans un cadre qu’ils n’auraient jamais choisi sous des circonstances plus favorables. Or, c’est précisément là que ce remake de Pinocchio commence à renarder du pétrousquin avec une sévérité des plus inquiétantes.
La première grosse puce à l’oreille nous arrive par la cadence du film. Le récit donne l’impression de sauter d’un événement scénaristique à un autre, cochant des cases au rythme d’ellipses qui anéantissent tout tentative de poser des enjeux dramatiques, pour ensuite traîner en longueur sur des séquences pourtant très dispensables. Accélérant dans les moments où il devrait créer de la tension et freinant des quatre fers durant ses errements, cherchant simultanément à épaissir et raccourcir sa durée, le film se tire une balle dans chaque pied pour s’agiter frénétiquement… en faisant du sur-place. Exemple parlant, la sous-intrigue avec la marionnettiste rebelle est inexplicablement longuette pour ne finalement déboucher sur rien de très probant (la vague promesse de se recroiser à la prochaine kermesse, à plus dans le bus ma puce !). Pourtant, elle recelait un certain potentiel. L’idée est intéressante, sur le fond. Pinocchio se liant d’amitié avec une « véritable » poupée inanimée, manœuvrée par une marionnettiste animée quant à elle de bonnes intentions, et qui comprend la nécessité de s’adapter à la réalité du héros pour mieux l’aider. Pourquoi pas. Sauf que le film ne cherche jamais à travailler un niveau de réel pouvant donner corps à ses effets visuels et à ses personnages non-humains. Jamais la perruque de Tom Hanks et le pantin en 3D ne semblent exister dans le même univers, tout comme le poisson, le renard, la mouette et le chat (je ne parle pas du petit bijou animé de 1988), bestiaire numérique moche à vous fissurer la cornée (rappelons que Disney jouit d'une réputation vicieusement esclavagiste dans le milieu des boîtes de SFX). Un comble chez un réalisateur connu pour avoir perfectionné de nouvelles technologies afin de matérialiser des visions toujours plus folles. Là où James Cameron opère ses innovations avec une volonté d’ingénierie digne de la NASA, Zemeckis a souvent fait figure de conteur dont les histoires dépendent de la création de nouveaux médiums. Cette soif de défrichement technique est un mérite certes indépendant de la qualité de ses films, mais elle est indéniable. Ainsi, même s’il est vrai que Welcome To Marwen n’est pas le film le plus indispensable de son auteur, il est difficile de contester son ambition et l’intention investie dans sa mise en forme. Une idée forte pour un résultat formel fort, donc. Même combat pour Beowulf, dont le rendu visuel a régulièrement attisé les railleries, alors qu’il s’agit finalement d’un choix esthétique délibéré, au service d’un spectacle très singulier qui ne cherche jamais à produire une sensation de réel.
Pourtant, dans Pinocchio, le cinéma de Zemeckis est dilué jusqu’à la noyade. On sent occasionnellement une envie de jouer sur les échelles pour mettre en scène les déboires de Jiminy Cricket, et il y a d’ailleurs une opportunité de mise en abîme miniature dans le village mural des horloges de Gepetto. Peine perdue, car ce potentiel est abandonné au fond de la pièce et rapidement évacué par le scénario… tout comme les horloges en question, qui n’existent que comme placements de marque figurant Donald Duck, Roger Rabbit et autres citations gratuites dans le récit mais payantes pour le spectateur. Un ressenti désagréable, empiré par l’impression que les pontes de studio avides de rire décérébré rôdent dans les recoins du récit, tapotant d’un doigt graisseux une check-list de blagounettes vaseuses sur Chris Pine, les influenceurs et les hot dogs. Le niveau des vannes qui nous sont servies en dit long sur la façon dont le studio perçoit son public.
Ceci étant dit, le vrai problème n’est pas que le film nous prend pour des brêles. C’est effectivement le cas, mais c’est davantage une conséquence de sa propre bêtise qu’il prend comme une généralité, plutôt qu’une véritable intention de fond. Non, le vrai problème bien fâcheux, c’est qu’il est constamment en panne d’idées pour mettre en scène son propos. Le film ne croit jamais en lui-même, apparaît curieusement désincarné et dénué d’âme, ce qui est d’autant plus troublant quand c’est précisément l’objet de la quête du protagoniste. Il y a quelque chose de fondamentalement brisé dans l’essence même de ce remake. À défaut de donner vie au récit, Zemeckis se borne à énoncer ses actions à travers des dialogues d’une platitude embarrassante. « On prend pas les pantins, dans cette école ! », crie l’instituteur en virant le pantin de l’école. Gepetto, ouvrant les yeux devant Pinocchio qui vient de le sauver, s’écrie « Pinocchio, tu m’as sauvé ! ». Lampwick, stupéfait de découvrir sa tête d’âne dans le miroir, s’étonne « Oh putain, mais pourquoi je suis un âne, moi ? ». Bref, vous comprenez l’idée. La morale est laborieuse et le scénario se prend fréquemment les pieds dans son propre tapis. Un exemple parmi d’autres : Pinocchio comprend qu’il peut se servir de son érectilité nasale pour récupérer la clé de sa prison, et se met donc à mentir jusqu’à pouvoir l’atteindre depuis l’autre bout de la pièce. Et il en tirera comme leçon qu’il faut éviter de mentir. Pourquoi ? Parce que c’est pas bien. Mais surtout parce que c’est la feuille de route prévue par le scénario.
En ce qui concerne la direction artistique, élément central du travail de Zemeckis dont on connaît le goût pour les esthétiques radicales, elle affiche un électrocardiogramme si désespérément plat qu’on peut d’ailleurs s’en servir pour couper des tranches de concombre et se les coller sur les yeux pour, simultanément :
1/ Rentabiliser le temps de visionnage avec quelque chose à foutre.
2/ Pratiquer un soin thermique qui décongestionne et hydrate l’épiderme.
3/ Ne plus rien voir de ce désastre.
4/ Potentiellement, alléger un peu son stress pour espérer vivre plus longtemps.
La séquence sur Pleasure Island, que le spectateur féru de Zemeckisseries attend forcément au tournant pour un intermède carnavalesque bien dans les cordes du réalisateur, se révèle elle aussi une déception qui en dit long sur l’ampleur de la panade. L’animation du vieux Disney avait la possibilité de glisser d’une candeur enfantine vers une noirceur grotesque, sans paraître balourde puisqu’elle n’obéissait à aucune exigence de réalisme. Dans cette nouvelle version, l’île est immédiatement plantée comme un gros bordel gerbatoire où les enfants livrés à eux-mêmes sont forcément des créatures de l’enfer. Chapeauté par un Luke Evans sous crack (dentition vérolée à l’appui), ce grand cirque cauchemardesque n’est jamais menaçant, mais bien symptomatique de toutes les autres péripéties. Rien n’est mystérieux, rien n’est ambigu, rien n’est profond (pas même les entrailles du monstre marin pourtant maousse), rien n’est subtil, rien n’est abouti et rien n’est, finalement, prenant, intriguant ou même intéressant. On ne tremble jamais pour les personnages car la tension n’est jamais présente. En revanche, chaque menace est immédiatement perceptible et les situations faussement désespérées sont toutes résolues en quelques minutes, sans prendre le temps de poser de vrais enjeux. Je ne parle pas de connaître l’histoire à l’avance, mais bien de faire l’expérience de la dramaturgie en temps réel. Un bon film, même avec un scénario rincé par un million d’incarnations éculées, saura vous faire ressentir ce qui fait la force de cette histoire, rappelant justement pourquoi elle est si fréquemment réadaptée. Ce qui nous amène à un autre point essentiel, celui de la concurrence, à l’aune de laquelle ce remake fait figure d’accouchement dans un télésiège. Étant personnellement un ardent défenseur du Tale of Tales de Matteo Garrone, j’avais été attristé par la réception frisquette de son Pinocchio de 2020. Nombreux furent les parents lamentant un film sombre ayant traumatisé leur progéniture. On leur aurait suggéré de se renseigner un peu sur la carrière du réalisateur (Gomorra, ça vous dit quelque chose ?) ainsi que sur le roman de Carlo Collodi, dont la cruauté est évidente, comme dans tout bon récit folklorique européen digne de ce nom. Si l’on se tourne vers l’avenir, je confesse une hype totale pour l’adaptation par Guillermo Del Toro, annoncée sur Netflix pour la fin d’année. D’autant que le cinéaste mexicain s’est adjoint les services de Gris Grimly, brillant illustrateur dont le travail avait bercé mes rêveries de collège, pour son tout premier film en stop-motion. Gageons qu’en matière d’âme, ça sera autrement plus costaud.
Plutôt que de m’appesantir sur tout ce qui rend ce remake aberrant et vexant, je vous propose de terminer cette critique déjà bien trop longue sur une petite sélection de moments qui m’ont semblé résumer le film. Un, deux, trois, c’est parti !
- Gepetto, artisan en crise d’inspiration, implore le cosmos de lui accorder un chiard. A la place, il aura un pantin en bois qui jacte. Et ne fait quasiment que des conneries. Comme le film.
- Fabiana, la jeune marionnettiste, rêve d’être danseuse. Son moyen d’y parvenir est d’animer un objet sans vie, qu’elle manœuvre en coulisse sur la pointe des pieds. Quand on retourne à la réalité, rien n’a changé pour elle, car sa jambe est toujours cassée. Comme le film, donc.
- Une fois dans le ventre de la baleine, Gepetto est à peine stressé. Il constate immédiatement que « ce n’est même pas la peine d’essayer de s’échapper, car tout rentre et rien ne sort. La seule sortie possible serait par l’autre bout, mais ça c’est un peu dégueu, non ? ». Zemeckis, on est avec toi.
- Le renard proxénète égraine un speech expliquant à quel pont il est glorieux d’être un couillon, du moment qu’on a la coke et les putes. Disney, es-tu là ?
- Lorsque que Gépété tombe sur Pinocchio en train de faire du ski nautique avec la mouette, il a droit à un recap express de toutes les emmerdes dans lesquelles son pantin est parvenu à se fourrer en 24 heures. Le moustachu s’étrangle « Tout ce merdier en une journée ? Mais tu as la scoumoune, fiston ! ». Évidemment, mais les actionnaires du studio ont surtout listé des points de scénario, il tiennent à ce que ça se passe comme ça, et il faut bien financer leurs goguettes à Ibiza en compagnie de maîtresses botoxées, girondes et vénales.
Mais surtout, lorsqu'on tend l'oreille, il nous parvient du fond de cette débâcle une déchirante mélopée de sanglots rageurs, comme si Pinocchio, dans une tentative désespérée de s’auto-convaincre en emmenant son public, se lamentait en ces tristes termes. « Je ne suis pas une arnaque ! Je suis un vrai petit film ! »
Guillermo, s’il te plaît, viens vite désinfecter toute cette chienlit.