Après le succès phénoménal des Dents de la mer, l’un des films les plus rentables de tous les temps, beaucoup veulent leur part du requin. Roger Corman, le géniallisime producteur, charge Joe Dante, un petit jeunot plein d’idées, de proposer sa version selon les contraintes de la société de production New World Pictures, c’est à dire peu de budget, à charge pour tout le monde d’avoir des idées pour contourner le manque d’argent.
Joe Dante, qui sait ce qu’il doit aux Dents de la mer, en proposera même un clin d’oeil au début du film. Steven Spielberg appréciera beaucoup le film, et les deux travailleront ensemble sur Gremlins. Piranhas connaîtra plusieurs suites et remakes, James Cameron en signera une, son premier film. Si la production a eu sa petite importance dans l’histoire du cinéma, c’est grâce aussi à ses qualités, malgré son statut de film d’exploitation.
Piranhas remplace les dents de la mer par d’autres dents aiguisées maritimes, sans chercher bien loin : des piranhas. Mais ceux-ci ont été modifiés par l’armée et sont redoutables à bien des titres. Ils s’échappent de leur bassin secret à cause de Maggie McGowan, partie à la recherche de randonneurs disparus, et de Paul Grogan, ours solitaire qui connaît la région. Déversés dans une rivière, ils vont faire des ravages. L’armée intervient pour les circonscrire et étouffer l’affaire. L’affaire se complique car, en parallèle, deux évènements sont en train de se dérouler : des jeux aquatiques entre colonies et l’ouverture d’un parc nautique. De quoi offrir à ces voraces poissons un beau réservoir de jamboneaux à grignoter.
L’échelle de la menace est déplacée de celle d’un grand requin à une nuée de poissons. Mais les Dents de la mer se déroulait dans la mer, Joe Dante utilise un cadre plus resseré, celui de rivières et d’un lac artificiel. Leur nombre fait leur force, leur dangerosité crée la terreur, et Joe Dante instaure une tension bien dosée, où le contact avec l’eau inquiète. La simple présence d’une main profitant de l’eau, geste anodin, nous fait craindre pour sa manucure.
Cette tension est accentuée par un certain soin apporté aux personnages, qui possèdent de petites touches personnelles qui permettent de les rendre attachants. Tout le monde n’aura pas droit au même soin, mais le duo principal se fond admirablement bien dans l’histoire. Interprétée par Heather Menzeies, Maggie est idéaliste mais pas cruche, maladroite mais aussi dans l’empathie et possède une certaine forme d’innocence. Bradford Dillman joue Paul Grogan, alcoolique, solitaire, grincheux mais protecteur, surtout pour sa fille. Ils vont de l’avant, malgré les difficultés et leurs problèmes personnels.
En face d’eux ne se dressent pas seulement des piranhas, mais aussi l’armée. Joe Dante a d’ailleurs menti à l’Oncle Sam pour avoir le droit d’utiliser son matériel, en leur promettant un rôle positif sur la pellicule. L’armée est responsable du massacre et du fiasco causée par ces piranhas dans ce film, et la Guerre du Vietnam est rattachée à leur création. Le culte du secret militaire et du mensonge est mis en avant, une critique secondaire face à la menace filmée de ses créatures, mais bien réelle.
Loin de n’être qu’un travail de commande, une bête exploitation d’une mode, le film possède une certaine personnalité, inquiétante et même poisseuse, qui fait de la nature traversée une source d’inquiétude, comme a pu l’être Delivrance. Dans ce film affleure déjà nombre de thématiques ou de clins d’oeil qui se retrouveront plus tard dans l’oeuvre de Joe Dante. L’amour des monstres est évidemment le plus central, et cela explique le respect qu’on sent dans ce film pour son sujet improbable. On y trouve aussi une certaine dérision, un certain humour distancié qui évite au film de se montrer trop sérieux et donc ridicule. Dans les petits détails, on retrouve aussi l'attachement de Joe Dante pour les films les plus anciens, à qui il rend hommage, et la présence de l’acteur Dick Miller, un régulier.
Et, surtout, il y a cet esprit de ne pas prendre le spectateur pour un imbécile. De tirer parti de n’importe laquelle des situations pour réaliser un film divertissant, avec ce qu’il faut de tension et de pointes d’humour. Les contraintes de budget ne sautent pas aux yeux et le spectateur perçoit bien l’attention à chaque scène, comment les acteurs sont utilisés, comment les effets spéciaux donneront l’illusion, quel cadrage sera utilisé.
Mais c’est aussi pour cette raison que le film montre ses limites, quand il affiche trop d’ambitions. Quand l’angoisse est resserrée autour du duo central, Piranhas est un excellent divertissement, pour les raisons citées plus haut. Mais en concluant par des scènes de foule, la confusion s’invite. La menace n’a jamais été aussi grande, ces charmants poissons prouvant qu’ils ne s’embarrassent pas de questions morales tant que ça se mange, et cela a dû faire son petit effet à l’époque. Mais les figurants s’agitent, les effets spéciaux s’étiolent, et la grande scène montre les limites de son budget.
Ce n’est pas si important, tant Piranhas est bien plus ce qu’on pourrait attendre de lui. Il exploite un filon, certes, mais de la meilleure des manières, avec un soin qui évite le copié-collé de la concurrence. Le film a bien vieilli parce que Joe Dante prouve qu’il faut compter sur lui, il démontre son savoir-faire, y insuffle sa personnalité et offre du spectacle, du frisson et un certain attachement pour ses personnages. Si tous les films d’exploitation étaient de cette veine, ils seraient bien plus recommandables.