Pour la couleur sans couleur, on sait que c'était là l'ambition de Tati, qui, explicitement, disait vouloir "faire un film en couleur qui ressemble à du noir et blanc". On la retrouve d'ailleurs dans la précédente apparition de M. Hulot aux grands écrans, Mon Oncle où plusieurs scènes, filmées en technicolor, trompent bien véritablement l'œil qui n'y voit que des nuances de gris. C'est là la couleur de la modernité, selon Tati. Pour le son, en revanche, on ne dispose pas de note d'intention de Tati. Certes, on peut deviner l'influence du petit "tramp" sur le grand M. Hulot, ces deux-là partagent beaucoup d'ailleurs, on les a trop de fois comparés. Toutefois, il y a autre chose que l'influence des grands comiques muets dans le peu de parole de ce film. Chez Chaplin, d'ailleurs, les dialogues se compensent par un important fond musical, mais aussi par le geste, et par des textes qui apparaissent à l'écran, méthode largement utilisée à l'époque pour parer la contrainte technique. Chez Tati, il n'y pas plus de parole, et pas de compensation autre que ce fond musical. La communication se fait ailleurs, elle est purement visuelle, sonore et minimaliste. Tati, c'est un cinéaste à part, un langage à part, une sorte de poésie muette.
Playtime, sorti en 1967, bientôt 15 ans après Les Vacances, c'est le quatrième film de Jacques Tati, sur un ensemble réduit de six. C'est aussi son plus long, coûteux et ambitieux, à l'origine de sa gloire, et de sa perte.
Le résultat, c'est un drôle de film – au style visuel et sonore bien singulier, qui dure deux heures, dans lequel il ne se passe rien, et qui pourtant, ne nous laisse jamais de temps pour s'ennuyer. On y retrouve Hulot, on nous y promet un rendez-vous très important, qui, sans réelle surprise, se révèle être un exemple parmi d’autres du fameux « MacGuffin » d’Hitchcock. La carotte que l'on tient à l'âne pour qu'il continue d'avancer sans que celui-ci ne l'obtienne jamais, en d'autres mots un alibi pour continuer, pour justifier le film–et quel film.
Playtime ne raconte-il donc pas d'histoire? Par vraiment, au sens narratif du terme. Playtime, c'est une successions de petites maladresses, de petits gags, de petits spectacles burlesques.
Chaque prise de vue y est aussi étendue que possible. On comprend alors pourquoi Tati délaisse le gros plan. Le gros plan, ce qui, pour Renoir, différencie le théâtre au cinéma, oriente tout naturellement le regard. Le plan d'ensemble, au contraire, laisse le choix. Pour tout voir chez Tati, il faudrait mettre en pause, et, un peu comme en regardant une image d'Ou est Charlie, en observer méticuleusement chaque parcelle. Alors, on verrait le travail fastidieux de son créateur. Car Tati y exacerbe son obsession du détail, il joue sur la perspective et y noie ses personnages, minuscules à l’écran, dans de grandes structures rectilignes et aseptisées.
Divisé en séquences qui représentent des lieux et des rencontres, alternativement l'aéroport, un restaurant, et des appartements aux murs transparents, observés depuis la rue, Playtime, est aussi un Paris réinventé, un Paris en anglais. Paris que l’on ne voit d’ailleurs que par l’intermédiaire de ses clichés, de la Tour Eiffel à l’Arc de Triomphe, qui se reflètent dans des portes de verre le temps de quelques secondes. Des détails, encore une fois.
Vous l’aurez compris, Playtime, c’est de l’architecture, de la comédie et de l’absurde à la fois. C’est tout plein de simplicité, de délicatesse et d’adresse.
Certes, on n’y voit pas tout, on n'y comprend pas tout, mais on en voit, croyez-moi, bien assez. C’est encore Tati qui en parle le mieux lorsqu’il parle de cinéma. « Le cinéma, c’est du papier, un stylo, et des heures à observer le monde et les gens ». Playtime, c’est ça.