Le style Tati a cela qu’il ne fait aucune concession ; ses films, dans leur genre, sont tout à fait extrêmes. Très peu de paroles, un brouhaha ambiant, pas vraiment de scénario, un comique de gestes et de situations… les aventures de Monsieur Hulot ne sont à nulles autres pareilles. Même Chaplin, qui se composait également un personnage muet et gaffeur, avait des objectifs et poursuivait un semblant de but. Hulot, en revanche, se contente d’exister.


« Playtime » est un film de 1967. Dans un Paris très fantaisiste, mais aux caractéristiques immédiatement reconnaissables – Orly n’a pas bien changé – un groupe de touristes américains s’offre une virée en ville. Un français timide et poli, Monsieur Hulot, quant à lui, convoqué pour une raison obscure dans une société de bureaux, découvre les plaisirs de la vie futuriste. Dans la veine de « Mon Oncle », Tati s’amuse ici de l’urbanisme forcené et à la sur-modernisation de la société par la technologie.


Jacques Tati est un orfèvre, le mot est dit. Toute son inventivité, sa précision et sa minutie sont mises au service de la création des décors nécessaires au déroulement du film. Il y a, dans « Playtime », quatre grands sets, théâtres des principales séquences du métrage. Tout commence par l’arrivée dans l’aéroport d’Orly, dont le dédale de couloirs est reproduit pour le film. Une séquence dédiée à Monsieur Hulot suivra, où l’on assistera aux pérégrinations du brave homme dans les environnements très vitrés d’un immeuble de bureaux, et les allées d’une exposition d’inventions novatrices. En fin de journée, Hulot retrouvera un ancien camarade de régiment, nouveau et fier résident d’un cube d’habitation ultra-moderne. Enfin, la plus longue, importante et grandiose partie du film sera consacrée à la soirée d’inauguration d’un tout nouveau restaurant parisien, où se retrouveront les différents protagonistes.
Le tournage du film prend des proportions démesurées. Extraordinairement perfectionniste, le réalisateur fait reconstituer une ville entière et dépense sans compter – le budget final du film est estimé à 15 millions de francs, dépassant allègrement les 2 millions initialement alloués. Trois ans seront nécessaires pour boucler le film, dont la sortie commerciale sera un désastre total, qui amènera entre autre la société de production de Tati à faire faillite.


Et pourtant, le résultat est à couper le souffle : formes, couleurs et lumières constituent un tout magnifique, donnant une majesté sans pareille au film de Tati, sans doute l’un des plus beaux jamais réalisés. Délire architectural visionnaire, le bâtiment, dans « Playtime », est un ensemble de corridors et de grands espaces sans logique apparente, dont l’absurde génie peut rappeler les dessins d’Escher. En 1967, Tati s’offre une production en trois dimensions – bien davantage que les blockbusters actuels – exploitant pleinement les effets de profondeur. Le film se distingue également par une maîtrise du matériau : l’acier et le verre sont omniprésents, permettant au réalisateur de jouer avec la transparence des vitres (qui occasionne quelques gags). Métaux et surfaces lisses offrent aussi la possibilité, grâce aux lumières, de travailler avec les reflets des objets et des personnages. Le film baigne dans une atmosphère dont les tons principaux sont gris, métallisés, blancs, avec des touches de bleu et de jaune. Parfaitement accordées aux lieux et aux actions correspondantes, les ambiances sont tour à tour impersonnelles ou intimistes, nimbées d’une douce lumière d’ensemble aux teintes chaleureuses.


Le film prend le parti de ne pas conter d’histoire. Ou plutôt, de ne pas se limiter à une seule, une grande, mais de porter son attention sur un lieu précis, pour y exposer toutes les tranches de vie qui s’y déroulent en une journée. Ce parti pris impose au réalisateur de disposer de suffisamment de personnages et de réfléchir à assez de situations intéressantes pour maintenir l’attention de son spectateur. La volonté de Tati de monter en puissance au cours du film sera alors la cause principale de son déséquilibre : si la dernière partie est un véritable feu d’artifice, tout le début paraîtra, au mieux peu passionnant, au pire, très ennuyeux. Du fait de ses caractéristiques, si particulières, si déroutantes, le style de Tati ne fonctionne jamais mieux que lorsque le cinéaste peut exploiter une myriade d’objets et de personnages.


Dans sa forme la plus simple, on peut décrire le style Tati comme une utilisation minutieuse de tous les éléments du décor, souvent par Monsieur Hulot, gaffeur patenté, pour servir un gag visuel. Le tout consiste à décrire un environnement, que Tati maîtrise parfaitement, et à le placer en interaction avec les personnages. Ce qui est intéressant, ce que le cinéaste fournit, à l’avance, au spectateur, toutes les pièces de l’univers ; ainsi nourri d’images, l’observateur averti et gourmand pourra imaginer mille scénarios et attendant le gag effectif.


Il y a, dans « Playtime », deux séquences de grande qualité. La première, c’est tout le passage de la maison cubique moderne de l’ami de Monsieur Hulot. Filmée exclusivement de l’extérieur, elle montre, dans le plus pur style « Brazil », les absurdités de la modernité et du conformisme et compose une satire assez drôle de ce genre d’habitation et des personnages qui y résident. La seconde, c’est évidemment toute la séquence du restaurant, qui dure quarante-cinq minutes. Tout pressés d’ouvrir et d’inaugurer leur nouveau club boîte de nuit, les gérants de la place apportent à peine les finitions que les premiers clients arrivent. Tables luxueuses, cuisines et piste de danse seront alors les environnements privilégiés de cette dernière partie du film de Tati, une fête ininterrompue de gags en tout genre. C’est véritablement là que le génie du réalisateur s’exprime, comme s’il n’avait donné libre cours à son imagination et à sa créativité que dans cette ultime intrigue. Tout y est minutieusement préparé, les personnages sont nombreux et, à chaque scène, l’on cherche les détails croustillants.


Je vois un parallèle entre le cinéma de Tati et les livres pour enfants « Où est Charlie ». Ceux-ci s’illustrent par de grands formats couverts de personnages et de saynètes, où il est toujours plus intéressant de parcourir avidement la page à la recherche de scènes amusantes plutôt que du bonhomme au pull ridicule. Tati détestait les plans rapprochés. En conséquence, il filmait toujours ses scènes à une distance respectable. Derrière l’écran, on peut embrasser tout le paysage offert par Tati, et s’amuser à repérer, ici une femme dont le dos nu porte la forme de la chaise à la peinture fraiche, là un poivrot déjà refoulé plusieurs fois, ou encore tenter de trouver toutes les traces de rouge laissées par le réalisateur (il y en a, selon la légende, une par plan). Au final, tout le génie de Tati, c’est de créer un environnement, maîtrisé au millimètre, puis d’y faire entrer ses personnages, qui vont joyeusement y mettre le bordel.


« Playtime » est l’un des films légendaires de Jacques Tati, un chantier tellement colossal qu’il aura beaucoup coûté à son auteur (forcé entre autre d’hypothéquer sa maison après l’échec commercial du film). Constitué de six séquences, « Playtime » est une succession de tableaux, où, au-delà de l’impression générale qu’on en a, le plus intéressant est d’aller chercher le petit détail dans le coin le plus reculé.

Aramis
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le 30 déc. 2015

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