En 1991, « Point Break » le quatrième film de Katrhyn Bigelow, peut se résumer comme une synthèse parfaite de ses premières productions. En effet, toutes ses thématiques s’y retrouvent, avec en principale préoccupation l’idée de l’omniprésence communautaire, plus importante que l’individu. Elle emprunte ici le biais d’un exercice philosophique, ancré bien entendu au cœur d’une série B d’action d’une efficacité inédite et incroyable. Si la nature féministe des précédentes œuvres de Bigelow apparaît moindre, il n’en est rien, grâce à la présence d’un des personnages féminins les mieux écrits de la période. S’y ajoutent également des scènes qui mettent la femme à une autre place que le simple objet de convoitise.
Encore une fois, pour illustrer son propos, Kathryn Bigelow pose un récit d’une grande simplicité, avec une histoire d’infiltration d’un gang par le FBI. Ce prétexte sert bien entendu à livrer un portrait particulièrement fort de l’Amérique de son temps, mais en prenant cette fois une tournure philosophique à laquelle la cinéaste n’avait pas habitué son audience jusqu’à présent.
Johnny Utah (titre du film, lorsque James Cameron planchait sur le scénario) est un jeune agent du FBI idéaliste, tout droit sorti d’une école de droit. Pur produit du système, ancienne star du football universitaire (cela lui a permis d’obtenir une bourse et de financer ses études), brillant et compétent, il apparaît comme l’archétype du gendre parfait. Totalement formaté, il évolue dans un univers bien codifié où tout le monde se montre propre sur soi, bien sapé, sent l’after-shave et l’eau de Cologne, dans des bureaux génériques, froids et aseptisés. Il est incarné par Keanu Reeves, qui jusqu’alors était plutôt un habitué des comédies.
Exception faite à son co-équipier, un vieil agent de la veille, Angelo Pappas (ce taré de Gary Busey…), un programme à lui tout seul, un électron libre avec ses règles à lui, mais qui prend son boulot très au sérieux. Doux dingue en marge du reste des agents, qui le moque gentiment, il demeure plus compétent que la masse informe de costards qui l’entourent. Tout cela se perçoit d’ailleurs dans son rapport avec sa hiérarchie, qui le méprise totalement, mais qu’il semble accepter, en vieux blasé qu’il est.
« Point Break » est une pièce témoin de l’Amérique au crépuscule des eighties, une période où faire du cool, de la hype, avec surfers et bikini fluo, apparaît déjà un peu ringard. À l’image d’un générique de fin bien ringard, signé par le non moins ringard groupe de glam Ratt, dont le clip est à lui tout seul un summum de kitsch, même pour 1991… Derrière cette façade d’actioner fun et débridé, se cache une démarche bien plus incisive. Bilan de dix ans d’excès capitaliste, et vient annoncer une dépression imminente, déjà plus ou moins présente en 1991. Le film se situe sur une charnière, qui peut se voir avec l’évolution de la musique, l’avènement du Grunge, grand remplaçant du Hair Glam Metal, et l’arrivée d’un genre bien énervé, le Rap.
Le film s’intéresse à une communauté de surfers californiens au cheveux longs, jean troués, mœurs légères, passion pour l’alcool, les drogues et le Hard Rock, ils répondent à une philosophie de vie épicurienne (pas dans le sens galvaudé du terme). Ils refusent le diktat d’une société qui ne les comprend pas et à laquelle ils ne veulent rendre aucun compte. Ils profitent de leurs vies, comme ils l’entendent, par le biais d’une conception de la liberté qui diverge d’une communauté à une autre.
Johnny Utah y découvre un monde nouveau, un mode de vie alternatif qui se passe simultanément en parallèle du sien, et du quotidien de la masse. Son attitude de jeune premier obnubilé par la réussite s’efface progressivement face à ces personnes dont la philosophie se résume tout simplement à « Life’s a Ride ». Lors de sa mission, Johnny rencontre Tyler, une jeune surfeuse, proche du groupe qu’il rejoint grâce à elle. Si elle peut sembler secondaire, se résumant à un simple love interest, elle est celle qui permet l’avancer du récit. Ce personnage féminin incarne l’idéal proposé par Katrhyn Bigelow dans ses précédentes productions. Dans Tyler se retrouve ainsi un peu de Telena de « The Loveless », de May dans « Near Dark » et la Megan de « Blue Steel ».
À l’instar de la quasi-totalité des personnages (sauf le gang de nazillons, où se trouve un Anthony Kiedis très mauvais acteur, ce qui rend sa prestation inoubliable et bien trop courte), ce qui ressort de Tyler est une humanité sensible et authentique. Elle lit en Johnny comme un livre ouvert, et si c’est le leader du groupe, Bodhi, qui influe sur Johnny, elle est celle qui parvient à la déchiffrer et à le canaliser. Elle compose avec Johnny et Bodhi un triangle de protagonistes solides, un socle qui balise tout le récit, et la rend indispensable dans la linéarité de l’histoire.
Bodhi, incarné par Patrick Swayze (1952 – 2009) dans ce qui demeure l’un de ses rôles les plus iconiques, mène donc un petite groupe de surfers, comme une sorte de gourou. Le personnage se révèle extrêmement nihiliste, et par définition imprévisible, en ce sens sa vision sans concessions de l’existence finit par provoquer un carnage. Comme le film de Kathryn Bigelow semble le souligner, il n’existe pas d’alternative vraiment viable, dans un monde où l’extrême est forcément voué à la tragédie.
Dans la philosophie de Bodhi, s’intègre alors cette histoire de braquage sur lesquels doit enquêter Johnny Utah. Ces braquages sont avant tout du grand spectacle, puisque le gang, auto-intitulé « The Ex-Presidents » porte comme masques ceux des présidents américains des trente dernières années. La symbolique réside bien entendu dans le fait qu’ils viennent voler l’argent du peuple, et n’hésite pas à le clamer bien haut et fort qu’après leur avoir déjà tout pris, ça ne change rien de plus.
Ce gang manie à la perfection l’art du troll, comme le démontre le premier braquage mis en scène, alors que le braqueur au masque de Nixon singe son célèbre salut, levant ses mains avec le symbole peace, tout en s’exclamant : « I’m not a crook ». Puis, il exhibe ses fesses, ornées d’un magnifique « Thank You ». Le ton est donné.
Comme le révèle clairement Bodhi, ces braquages ne sont pas pour le pognon, mais pour l’adrénaline et pour braver un système injuste contre lequel il se dresse. Il a à cœur de pouvoir demeurer une entité à part, d’avoir le choix de refuser les conventions imposées afin de mener une vie selon ses propres valeurs. Surfeur-philosophe nihiliste, son impact sur Johnny Utah est tel, que ce dernier accepte de remettre en question sa vie, ses choix et ses actions. Le jeune idéaliste du début apparaît bien différent après 2h, et lors de l’ultime séquence, il semble envahi par les préceptes de ce mentor qu’il n’avait pas choisi, Bodhi, braqueur de banque et esprit libre.
C’est aussi cette vision sans concéssions qui signe la perte des Ex-Présidents, lors de leur ultime braquage. L’imprévisibilité de Bodhi fait qu’il décide de changer le mode opératoire en plein exercice, ce qui a des conséquences totalement dramatiques. Son rêve libertaire entraine alors dans sa chute tout son entourage. Cette séquence très forte, illustre d’ailleurs à la perfection tout le message véhiculé par « Point Break » et mérite une attention au plan par plan, tellement la mise en scène de Katrhyn Bigelow vient dicter, par son langage cinématographique maîtrisé, tout ce qu’elle pense de ce gang d’outcast aux méthodes discutables.
En effet, lors de ce braquage, un policier et un garde de la banque ouvrent le feu, pas les braqueurs, mais ceux censés protéger les citoyens. Sévèrement touché à la gorge, Lyndon B. Johnson s’effondre, alors que le gardien est abattu dans le dos, et que le policier reçoit une balle dans la poitrine. La mort de ces deux représentants de l’ordre et de la sécurité est expéditive, la mise en scène n’insiste pas dessus. En revanche…
Le surfeur au masque de LBJ, personnage présent depuis le début du film, rend son dernier souffle dans les bras de Bodhi. L’illustration de cette mort se montre lente et douloureuse, avec une mise en scène qui traduit une réelle sympathie. Ce jeune marlou a voulu croire au rêve de liberté de Bodhi, mais la réalité d’un système où tuer pour des billets verts le rattrape de la plus mortifère des manières. Cette mort se traduit comme émouvante et cruelle, et en tant que spéctateurice il est impossible de ne pas ressentir de la sympathie, bien que deux autres personnes, inconnus du métrage, et ne « faisant que » leur travail, sont également mortes.
L’idée de « Point Break » comme son sous-titre français l’indique, cherche à repousser les limites à l’extrême, peut-importe ce que cela implique. Le passage du braquage raté vient alors agir directement en écho à la séquence qui le précéde, une session de parachutage où Johnny Utah et Bodhi attendent le dernier moment avant de déclencher leurs parachutes. Bodhi ne craint pas la mort, il se sait éphémère, pleinement conscient de son inéluctable mortalité, et de l’évidence de cette dernière plus ou moins précoce en rapport à son mode de vie. Et il est OK avec ça. Cela le rend à la fois mystique, fascinant et dangereux.
Bodhi n’est pas un méchant de cinéma classique, c’est une masterclasse de ce que doit être un antagoniste. Son nom provient de Bodhisattva, soit un bouddha qui n’a pas atteint l’éveil, mais dont le rôle sert à guider ceux qui l’entourent, pour atteindre cet éveil, avant de lui même pouvoir s’éveiller. Cela résume l’ensemble du métrage, et la manière dont il influt sur ceux qui l’entourent et encore plus Johnny Utah, qui à la fin prend lui aussi la tangeante nihiliste.
La nature philosophique du film de Kathryn Bigelow possède un penchant particulièrement violent. Le dernier tiers du métrage se mue en un déchaînement de violence sanglante et sans retenue, à l’opposé du début très chill, et de la philosophie débitée sans cesse par Bodhi. Pour accéder à cet éveil qui lui est apporté, Utah doit en payer le prix. Cela passe par la mort de ses proches, la perte de l’être aimé, ou encore l’impact de ses mensonges sur sa vie, privée et professionnelle. Pour lui, finalement, tout se résume alors à un saut dans le vide sans parachute, ce qu’il finit par faire, littéralement.
Le grand gagnant du récit est indubitablement Bodhi, car il parvient à prouver son point. Il ne se sent aucunement responsable de la mort de ses acolytes, puisqu’il ne se considère pas comme un leader. C’est aussi pour cela que l’amitié qui le lie à Johnny s’avère tellement forte, comme plus réelle, car ce dernier ne l’idolâtre pas et n’hésite pas à s’opposer à lui. Tout peut même se résumer par cette citation de Bodhi lui-même :
« To live the ultimate experience, you’ve got to pay the ultimate price! »
L’ultime séquence, l’une des plus poétiques, tragiques et magnifiques du cinéma hollywoodien des années 1990, se montre en ce sens très équivoque. L’évolution de Johnny Utah se voit sur son look. Veste en jean et futal craqué, cheveux longs, air désabusé, traînant une silhouette usée sous les trombes d’eaux déversées par le ciel, il n’est plus le même homme. Lors du climax en apothéose, crépusculaire et particulièrement sombre, présentant un Johnny Utah abattu et plus tiraillé que jamais, la victoire en revient à Bodhi. Johnny s’avoue vaincu, Bodhi a le dernier mot, et pendant qu’il entre dans la légende, Utah jette son badge et quitte l’écran. Il sort par là même d’un système qui lui a toujours menti, avant qu’un surfer braqueur de banque ne lui offre une leçon sur comment doit réellement se vivre une existence.
.Stork._