SPOILERS : je vous conseille d’avoir vu le film auparavant.
Quand nous chanterons le temps des cerises...
C'est sur ce chant révolutionnaire que s'ouvre cette peinture de l'Adriatique dans les années 20-30.
Car oui, Porco Rosso ce n'est pas seulement l'aventure ailée d'un cochon solitaire et audacieux. Ce film inspiré de la légende du "Baron rouge" (l'aviateur allemand Manfred von Richthofen) est avant tout un film politique et une désillusion politique.
Longtemps, j'ai été fasciné par cette fresque magnifique jonchée de combats aériens, d'Italie post-industrielle et de mer Méditerranée, moi enfant du Sud et du soleil cela me parlait. Tant et si bien qu'il me fallut longtemps pour découvrir : qu'est-ce que "Porco Rosso" ?
Ainsi nous allons voir que c'est une aventure politique (I) conduite par un vieux roublard de ces histoires qui veut les oublier et même les dépasser (II).
I. Siete tutti dei porci rossi
Le cadre. C'est tous les non-dits qui sont complétés par l'image. Le film se déroule en Italie du Nord avec un passage dans la ville de Milan, dans les années 20-30, reconnaissables aux tenues vestimentaires (costumes trois pièces pour les hommes avec un soin même accordé aux boutons de manchettes, larges chapeaux et robes tombantes jusqu'au-delà des genoux pour ces dames) mais aussi à la grande parade militaire qui a lieu après la scène d'exposition, les soldats portent des tenues vertes, non-moins évocatrices des camicie nere [les chemises noires] ou du moins nous permet déjà passablement de voir cette nuance vert-de-gris. Jusqu'à ce que la parole fatidique soit prononcée : "Je préfère encore être un cochon qu'un fasciste". Un régime fasciste qui est fui, par tous les protagonistes, que ce soit Porco ou les pirates du ciel (les Mamma Aiuto soit en français "Maman à l'aide") sous la forme des services secrets ou l'armée régulière italienne. Ils évoluent dans un espace qui semble être encore un semblant de havre de paix, malgré la violence et la brutalité du film qui oscille entre abordage, enlèvement, combats aériens, destruction d'avion, injures et prises aux poings.
Porco Rosso. Deux mots, chacun d'eux interpelle. La traduction littérale pourrait à elle seule expliquer le titre, "le cochon rouge". En effet, le protagoniste est un homme avec un visage de cochon et qui vole dans un hydravion rouge. Cependant, ne vaut-il pas la peine d'élargir l'acception de cette traduction ? Bien que le titre original soit effectivement en japonais et signifie bien "cochon rouge", le titre retenu pour la distribution internationale est "Porco rosso". Il faut reconnaître une des insultes italiennes les plus outrancières "porco dio" pour y remarquer une forme de similitude, en ajoutant "rosso" qui renvoie aux "rouges", les communistes et les socialistes plus généralement. Cette lecture fait d'autant plus de sens que Marco Pagot est recherché constamment par les services secrets et abhorre le régime fasciste, elle évoque également les idéaux politiques de H. Miyazaki. Le cochon ne serait plus seulement rouge mais un rouge ; persécuté dans la ville, ostracisé sur une île déserte, se battant pour son honneur en affrontant les pirates du ciel et la liberté des individus embrigadés dans le régime fasciste.
C'est bien plus beau lorsque c'est inutile ! - Cyrano de Bergerac, Acte V, E.Rostand
C'est comme cela que se bat l'aviateur, pour son honneur, en sachant pertinemment qu'à lui seul il ne peut pas faire la différence, mais son honneur c'est l'honneur de l'Italie tout entière qu'il arbore sur la gouverne de direction, sans que ce soit le drapeau du Royaume.
II. « Mais il est bien court le temps des cerises… »
Notre cochon favori s’interdit tout dans un monde qui lui a tout interdit. Il n’a plus l’apparence d’un homme mais conserve l’esprit d’un homme. Il aime, il rit, il apprécie le bon vin, il fume, il raille aussi. Néanmoins, il est ramené sans cesse à son apparence de cochon, par un zoomorphisme accablant, seule Gina l’appelle « Marco », son nom d’homme.
Un cochon c’est laid, c’est vil. Le cochon se rue dans la boue la plus crasse et ne s’en délivre jamais. Quand ici, on comprend que c’est lui qui a l’acception la plus haute et la plus noble de ce que c’est qu’être un homme. A tel point, que ce monde l’en dégouta, meurtri par la guerre et le fascisme. Ce n’est pas une malédiction qui l’a transformé, son esprit l’a changé lui-même car les hommes ont tous perdu leur humanité durant la Grande guerre et en arrivant au fascisme. Il ne peut pas les punir collectivement. Ainsi, devenir cochon n’est-ce pas la meilleure manifestation de l’inhumanité ? Que ce soit aux regards des autres comme dans son propre reflet dans un miroir. Il y a dans Porco Rosso une conception éthique, qui a mon sens, renvoie aisément à celle de Emmanuel Levinas « Le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l’au-delà. » et qui nous ouvre une humanité devant chacun et en nous-même.
On a cependant la situation paradoxale de Fio, qui l’appelle « Porco » sans que puisse y être décelée une moindre trace de haine ; elle qui a été bercée par les aventures rocambolesques de Marco Pagot qu’elle admire. Sans doute pour signifier qu’elle l’accepte dans son état mi-léthargique, mi-résigné. Fio est l’allégorie de l’espérance, incarnée dans une insouciante jeune fille qui répare des avions. De l’espérance et non de l’espoir. L’espérance est une disposition de l’esprit pour la réalisation d’un événement tandis que l’espoir est déjà le fait de l’attendre. Fio caractérise l’espérance pour Porco que l’humanité revienne humaine et non plus cochonne, qu’elle ait un avenir, à tel point qu’il va retrouver momentanément son apparence d’homme, explicitement dans la fumée de ses Gitanes, et implicitement dans le dernier plan qui lui est consacré ; « eh attends ! fais-moi voir ton visage ! » ces mots de Curtis me font toujours autant tressaillir. Porco est-il redevenu Marco ? Nul ne le sait. Le public saura uniquement « qu’on entendit plus parler de Porco Rosso » alors qu'en arrière-plan amarré au ponton de l'hôtel Adriano trône l'hydravion rouge.
Les interrogations existentielles d’un cochon sont plus humaines que celles que nous nous efforçons d’avoir sur nous-mêmes. Sans détour, il nous incrimine, nous qui nous appelons encore « hommes » malgré nos choix et nos actions. Cela me rappelle l’aphorisme de Nietzsche « l’homme est la corde tendue entre la bête et le surhomme » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1885), à nous de ne pas nous surévaluer et reconnaître nos cochonneries. Et peut-être qu’un jour nous aussi nous aurons la folie au cœur.