Céline Sciamma a enfin reçu ses lettres de noblesses. Après 3 passages à Cannes dans toutes les sélections parallèles, elle a trouvé sa place dans la compétition officielle et y a reçu un prix. Et pas n'importe quel prix, celui du scénario, qu'elle a accueilli non sans une pointe d'humour, mais aussi d'admiration pour toutes celles et ceux qui l'ont accompagnée dans cette aventure.
Avec Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma regarde à nouveau les femmes. Elle ne les regarde pas tomber à l'image d'un Jacques Audiard avec les hommes, mais elle les magnifie sans besoin d'en faire trop. Dans ce film en costumes, rien n'est laissé au hasard, quand les femmes parlent, s'expriment, c'est pour dire quelque chose d'essentiel, du sentiment, de la tendresse, de l'audace. Ses deux personnages principaux, Marianne et Héloïse, enchaînent les matchs de ping pong verbaux. Elles ne parlent pas chiffon mais désir, peinture, construction du regard. Le test de Bechder n'a qu'à bien se tenir, Sciamma passe toutes les étapes haut la main.Et le plus fort, c'est qu'elle le fait sans discours préconçu, sans pensée prête à l'emploi. Elle se contente de filmer des femmes dans ce qui pourrait être un monde plus égalitaire, idéal, où le débat d'idées appartient à chacun-e.
L'objectif de Sciamma n'est pas de filmer un monde sans hommes, elle dit elle-même que s'ils ne sont pas essentiels à son récit, ils ne seront pas des faire-valoir dans ses films. Le prix du scénario est donc immensément mérité car Sciamma ne raconte pas tant une histoire d'amour à la Titanic/Orphée, mais ce qui compte c'est tout ce qui se joue à l'intérieur du scénario : entre les personnages. L'essentiel est dans tout ce qui se voit et ne se voit pas, les foisonnements de tissus, les regards surtout.
Si Sciamma fait appel à Orphée, c'est pour mieux dire la force du souvenir, comment être regardé, c'est être éphémère, morcelé. Pourtant, chaque fois ses personnages échappent aux portraits. On se souviendra de Florianne dans Naissance des pieuvres que Marie use à force de l'observer. Une première image d'elle s'offre à la toute jeune fille avant que Florianne ne vienne brouiller les pistes jusqu'à une dernière scène hypnotique. Dans Tomboy, c'est une petite soeur qui dessine celle qu'elle accepte de croire son frère, pour un temps au moins. Et enfin, dans Bande de filles, il s'agit pour Mariam d’échapper en permanence aux rôles qu'on lui assigne. Le personnage change sans cesse de visage, de corps, de forme.
Dans ce film-ci, pour Héloïse, il s'agit littéralement d'être invisible pour ne pas être épousée. Pourtant, elle ne fait qu'être scrutée. Céline Sciamma elle-même s'interroge sur son propre regard en filmant, 12 ans après, l'actrice qu'elle a révélée et aimée, Adèle Haenel. La manière ont elle la regarde, là encore dans un plan final hallucinant de simplicité et de force, est inimitable. Quant à Noémie Merlant, elle observe sans savoir quelle est elle-même observée, scrutée, aimée. Quand les regards d'Adèle/Héloise et Noémie/Marianne se croisent lors d'une fête autour d'un feu, on entend un chant s'élever, et c'est tout une humanité féminine qui monte, qui monte et nous envahit de sa hardiesse, de sa force.
Chez Sciamma, tout est utopie, fêlures ancrées mais digérées. Ainsi, même une scène d'avortement, assez crue, est filmée entourée d'enfants. Comme pour rappeler au bon souvenir du spectateur que la vie n'est qu'une suite d'états passagers dans lesquels nous regardons, sommes regardés, et tentons, pour nous rassurer, d'être entiers à nous-mêmes. Pourtant, rien, jamais, ne devrait être figé. Et fort heureusement le cinéma de Céline Sciamma est un mouvement permanent, pour être telle la Lol V. Stein de Duras, une eau qui fuit, qui échappe à l’écriture même "au centre d'un trou".