Je voulais partager quelques réflexions autour d'une des thématiques centrales du film : le regard.
La mise-en-scène d'un film se traduit par l'expression d'un regard, plus encore, d'un point de vue (conceptuel et concrêt, au cinéma, via l'objectif de la caméra). On le sait mais on l'oublie parfois - suspension d'incrédulité oblige - occultant consciemment le fait que cet objectif (une prof de fac nous avait interdit de citer un réalisateur comme faiseur de l'action d'un film, d'ailleurs) n'est pas une entité ubique, mais bien la matérialisation d'une idée située, dans l'espace physique et social.
Le film nous le rappelle constamment, puisqu'il s'incarne à travers le(s) regard(s) de ses personnages. Pensons à la première rencontre entre ces-dernières : la tension qui se crée dans l'attente du dévoilement du visage d'Adèle Haenel, de dos et encapuchée, est directement issue de la polarisation caméra-personnage, de cette vue subjective - celle de Marianne, qui la suit puis tente de la rattraper, croyant, comme nous, qu'elle va sauter de la falaise.
Dans la première partie du film - avant que les sentiments ne soient dévoilés - c'est toujours à travers cette vue subjective qu'est montrée Héloïse : le film dit ça de l'amour, qu'il est, en quelque sote, une manière de voir l'autre, que la personne aimée est une projection de notre propre intériorité, qu'il est toujours absolument subjectif.
"Que ce tableau ne me ressemble pas, c'est une chose que je peux comprendre, mais qu'il ne vous ressemble pas, c'est triste" : c'est ainsi qu'Héloïse commente la première version de son portrait, signifiant là encore que la représentation, qu'elle soit amoureuse ou artistique ou les deux, est d'abord révélatrice de la vérité d'un auteur, et pas du sujet de son amour ou de son art.
Céline Sciamma l'a expliqué, il était question de déconstruire le mythe de la muse passive et de dépeindre un rapport artiste-modèle plus horizontal, idée qui va innerver tout le film. Héloïse passe ainsi d'objet regardé à sujet regardant (c'est aussi comme ça qu'Adèle Haenel explique avoir approché le personnage). Quand le tableau est presque achevé, elle participe même à son élaboration. Quand au début, c'est la peintre qui semble avoir l'ascendant sur elle (elle est indépendante, cultivée), presque scopophile quand elle l'observe, c'est pourtant l'autre qui la trouble en lui retournant ses regards.
Citons encore pour en témoigner cette séquence finale extraordinaire : Marianne observe Héloïse à l'autre bout de la salle, et un long travelling depuis son point de vue se rapproche progressivement du visage de cette-dernière, jusqu'à finir par le cadrer en plan fixe, une larme coulant sur sa joue à mesure que la musique de Vivaldi monte en puissance. Au début du film, insondable car seulement perçue extérieurement par Marianne, elle révèle ainsi toute la douleur - ou le bonheur - qui l'étreint au souvenir de l'être aimé et perdu.
Elle ne l'a "pas vue" : c'est, je crois, la dernière réplique du film. Comme si la possibilité de leur amour avait disparu en même temps qu'elles avaient arrêté de se voir, de se regarder l'une et l'autre. Et de l'une et l'autre, elles ne gardent que quelques images, tels Orphée et Euridice, celles peintes, et celles gravées dans leur mémoire.
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