- Une peintre débarque sur ce qui pourrait être les côtes normandes pour brosser le portrait d’une jeune femme que l’on va marier. Mais voilà, cette dernière refuse de poser, car poser se serait accepter de poser pour un portrait destiné à son futur époux et donc se résigner au mariage. La mère confie alors à la peintre la tâche difficile de faire son portrait malgré elle, en cachette, en se faisant passer pour une simple confidente. Ces contemplations cachées vont conduire les deux jeunes femmes à se rapprocher...
J’ai inévitablement pensé à La leçon de piano, dont le film épouse ici des thématiques similaires. C’est au cours d’une initiation à l’art que l’amour est propice, métaphore s’il en est, de la création artistique. La comparaison est d’autant plus pertinente que d’une part c’est un film d’époque, d’autre part un film romantique, et qu’enfin c’est un film de femmes. Certes le film de Jane Campion filmait une romance hétérosexuelle mais le fond reste le même. Si ce n’est qu’ici l’isolement de ces femmes, de la servante à la fille en passant par la mère pour qui ce mariage est un moyen de fuir aussi, conduit à l'entre soi féminin, entre soi propice au saphisme (thème abordé récemment dans un film se déroulant à la même époque, La Favorite de Lanthimos). Ici, il n'y a pas de riches et de pauvres. La servante ou la peintre partagent l'intimité avec la noble jeune femme. La classe sociale c'est les femmes. Les femmes face à la domination des hommes, absents du film mais dont l'ombre plane puisque l'enfermement des filles est de leur fait.
Le film est porté par des actrices remarquables. Par regards, Noémie Merlant, Marianne, la peintre, observe son sujet (Adèle Haenel), Héloise (qui sort du couvent, comme dans la Nouvelle-Héloise de Rousseau, figure de l'amour libre mais contrarié). Le sujet se dérobe, le visage grave, en colère, souvent caché et méfiant. Mais le coeur s'ouvre peu à peu. Il y a aussi la touchante Sophie, la servante (Luana Bajrami), l'entremetteuse, la complice involontaire des amours naissantes. Les prénoms ont selon moi leur importance : Marianne apporte la liberté, allégorie, Héloise c'est la femme qui veut vivre sa liberté mais qui est destinée à un mariage forcé, archétype littéraire très connu au siècle des Lumières et Sophie me fait irrémédiablement penser aux malheurs du même prénom, roman là encore de la même époque que l'intrigue du film.
C'est d'ailleurs à travers de ce personnage que l'on découvre une scène très difficile, la plus éprouvante de ce film doux et intimiste. Après plusieurs tentatives de l’ordre de la croyance, rappelant avec un réalisme terrible toutes les superstitions de l’époque encore ignorante en matière médicale, elle avorte sur un lit aidée par une vieille femme, tandis qu'un petit garçon encore bébé, lui caresse le visage en riant. Ici, se joue une scène à la symbolique forte et qui a son importance : l'enfant est comme la préfiguration de celui qu'elle aurait pu avoir, d'un futur avorté. Comme l'histoire d'amour impossible qui se joue entre Marianne et Héloise.
Le cadre est volontiers inspiré du romantisme alors naissant à l'époque, comme dans le film de Jane Campion : une nature sauvage, ici la mer, déchainée, comme dans les peintures de Caspar David Friedrich, un château faits d'alcôves, de petits couloirs, souvent sombres et silencieux qui évoque le libertinage d'un siècle où le sentimentalisme s'éveillait. La mer est la seule agitation à ce décor corseté, à ces corps ceinturés de robes serrées et prisonniers des conventions. D'ailleurs jamais, dans cette société du XVIIIème siècle, les apparences ne s'effritent totalement : les vouvoiements demeurent, les politesses aussi, même quand les regards craquent et se fardent. C'est dans cette pudeur retenue que tout se joue et c'est toute la force du film. Il faut lire sur les visages comme sur un portrait.
C'est la peinture qui sert de révélateur des coeurs. Une scène, remarquablement écrite - les dialogues sont subtils - montre les deux amoureuses énumérer leurs petits tics de gêne et d'embarras, une lèvre pincée, une respiration saccadée, un sourcil qui se hausse. C'est parce que Marianne peint le corps d'Héloise qu'elle en perce le secret et donc le coeur. Et vice versa, car le modèle qui finalement accepte de poser, après que Marianne lui ait révélé la supercherie, elle aussi la contemple.
Les deux femmes font tout pour retarder l'instant où elles seront séparées. Marianne initie à l'art sa complice, à la musique, à la peinture et donc par extension à la vie. C'est par elle que la liberté devient possible car c'est la seule femme libre du film.
Jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'elle vit désormais enchainée aux sentiments qui l'habitent et pire encore, que son amour impossible ne se résumera qu'à un portrait et quelques croquis, captures d'un instant fugace volé à un visage. C'est alors que le film cite le mythe d'Orphée, le poète - l'artiste donc - qui se retourne en allant sauver Eurydice, sa femme, des enfers et qui par là même la condamne. Marianne ne pourra arracher Héloise des mains de la destinée, mais elle pourra la contempler une dernière fois, et même figer son regard pour l'éternité.
La photographie du film sait aussi être sublime : outre ces moments intriguants où l'on voit le portrait s'esquisser sur la toile, les scènes au bord de la mer, symbolisant toute la violence du sentiment - comme la pluie et la tempête dans La leçon de piano - sont elles aussi superbes. Une scène, de nuit, autour d'un feu de camp où les femmes du village chantent une mystérieuse incantation donne un aspect magique, mythologique et symbolique au film. La robe d'Héloise prend feu, comme consumée par la passion qui l'habite. L'image est forte et magnifique, pleine de symboles, dans une époque qui en était remplie. Ce genre de petits éléments participe bien entendu de la force du scénario, rempli de détails et de nuances, qui forment, à la manière d'un tableau, la toile des sentiments. C'est cela qui a sans doute décidé le jury du Festival de Cannes à récompenser ce film du prix du meilleur scénario. Les scènes intimistes, dans le modeste château sont également très belles, filmées avec des lumières tantôt tamisées tantôt pâles et lumineuses. Les gros plans sur les visages, comme le peintre fixerait son sujet, capturent des instants de vérité, font la part belle au jeu des actrices. Le film prend de l'ampleur, devient de plus en plus ambitieux dans ses plans et ses images au fur et à mesure, comme les coeurs des amantes prennent plus de liberté.
Mais un film sur les femmes à cette époque ne peut pas bien se terminer. La femme, si ce n'est Marianne, n'a pas le droit d'être libre, et encore moins d'être heureuse. Néanmoins les sentiments, eux, demeurent. Marianne aura insufflé la passion. Le film se termine par deux scènes superbes - quoique la deuxième est peut-être de trop - où la peintre découvre un autre portrait d'Héloise, quelques années plus tard, avec son jeune fils, et la recroise un soir à l'opéra, écoutant Vivaldi, les Quatre Saisons, que Marianne lui avait joué un jour au clavecin quand elles étaient toutes les deux. Héloise pleure, on ignore si c'est de la joie ou de la tristesse. Elle pleure parce que l'art seul est capable d'évoquer les remous de son coeur.
Ce film a le mérite d'être ambitieux. Il ne se contente pas d'être théâtral, ou réaliste ou même simplement érotique comme le feraient nombre de films français. Il offre une véritable réflexion esthétique et romantique dans un film d'époque intimiste - qui m'aura aussi fait songer au cinéma de Sofia Coppola, notamment sur le thème de la mélancolie et de l’ennui (le récent Les Proies pour la romance en huis-clos et Marie-Antoinette dans des époques similaires), tiens encore une réalisatrice et des grandes actrices, concluant sur cette évidence que l'art et l'amour sont en tout point supérieurs à tout le reste, l'un et l'autre s'engendrant mutuellement. C'est ce qu'il y a retenir de cette magnifique leçon de pinceaux.