D’abord une femme, Marianne, une femme peintre, libre et célibataire. Qui fume la pipe et n’hésite pas à se jeter à l’eau pour aller récupérer des toiles tombées par-dessus bord. Puis une autre femme, Héloïse, qu’on sort du couvent pour la marier à un inconnu, un milanais, une femme mutique qui lutte comme elle peut, qui voudrait s’opposer, qui voudrait ne pas plier. Entre les deux, un portrait à faire en cachette parce qu’Héloïse se refuse à prendre la pose et à son destin d’épouse que ce portrait, à sa manière, viendrait sceller. Alors Marianne doit composer, observer à la dérobée, mémoriser les traits du visage, les attitudes, les gestes, le grain de la peau, la mobilité des yeux dans ce qu’ils cherchent à exprimer.
Puis le soir, à la lueur d’une bougie, retranscrire en secret tout cela par la peinture, les couleurs et la force d’un trait. De ces regards va naître une attirance, un affolement, un rapport amoureux, de ces regards posés (volés) par Marianne et de ces regards entraperçus par Héloïse. Il y a, dans Portrait de la jeune fille en feu, un peu de Bergman (une île austère, deux femmes, le désir sûrement…), un peu de La belle noiseuse (un tableau qui semble impossible à faire, et qui révèle surtout la violence des sentiments des uns et des autres) et du mythe d’Orphée et Eurydice aussi qui, symboliquement, s’invite dans ces jeux de l’amour et du regard.
Il y a évidemment beaucoup de Céline Sciamma qui, depuis Naissance des pieuvres, décrypte l’éveil sexuel et l’envie de liberté chez de jeunes filles prêtes à s’affranchir de règles et de contraintes (et même chez de jeunes garçons, que ce soit dans Ma vie de courgette ou Quand on a 17 ans dont elle a écrit les scénarios). Sciamma ne restreint d’ailleurs pas son observation à Marianne et Héloïse, mais l’étend, d’une certaine façon, à Sophie, la jeune servante qui doit avorter, et à cette communauté de femmes qui semble surgir de la nuit, un rien mystique, et comme bravant la nécessité des hommes. Dans la solitude d’une nature sauvage, dans les chambres et salons d’un château qu’on dirait à l’abandon, Sciamma regarde les femmes résister. Par l’entraide ou par l’idylle, et par la peinture aussi.
L’intrigue romanesque entre Marianne et Héloïse reste évidemment l’axe central d’un film esthétiquement superbe (et puis Noémie Merlant et Adèle Haenel sont épatantes, chacune dans leur registre), si bien que la dernière demi-heure fascine beaucoup moins parce que ce qui faisait alors tout l’attrait, tout le sel du film (prémisses d’une passion qui s’annonce, création d’un portrait qui serait un idéal), laisse place à une partition plus convenue autour d’une liaison vouée à l’échec (et des inévitables déchirements qui vont avec). Mais qui, des années plus tard, à la faveur d’une exposition de tableaux ou d’un opéra, continuera à brûler le cœur de ces deux jeunes filles en larmes.
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