Marianne,
Ce sont d'abord tes yeux qui ont embrasé quelque chose en moi ce jour-là. Tes beaux yeux sombres et déterminés, toujours à l'affût, qui se posaient sur chacun de mes gestes, chacune de mes attitudes que j'essayais de dérober. Je sentais ces yeux là jusque dans mon dos, lors de nos longues promenades, transperçant mon coeur avec plus de force encore que le vent balayant la plage. Celle où nous avons appris à nous connaître peu à peu.
Ma moue était boudeuse, mon regard azur tourné vers l'horizon d'un avenir malheureux, promise à un homme dont je ne savais rien. Je n'arrivais pas à un vouloir à ma soeur, ni à sa liberté farouche. Celle que je t'enviais quand tu te livrais à demi-mots et que tu me cachais le véritable objet de ta délicieuse compagnie.
Ce sont ensuite tes lèvres fines, les traits charmants de ton visage encore juvénile, qui pouvait être aussi doux qu'il se montrait dur quand tu te contrariais parfois, quand nos face-à-face, séparés par la toile derrière laquelle tu te réfugiais, se tendaient.
Je voyais derrière tes yeux le secret de tes véritables intentions, puis le goût du défi que ma mère t'avait posé. Mes ces yeux-là ne mentaient pas quand ils se posaient sur moi, quand tu exécutais mon portrait pour mieux me livrer aux bras d'un autre.
Et alors même que je me battais pour échapper à ce mariage, comme toi tu te débattais de l'ombre de ton père et des conventions de ton art, j'ai baissé les armes. Tu m'as apprise comme je t'apprenais moi-même alors que tu peignais. Le temps de quelques jours, tu m'as initiée au plus doux des sentiments aux allures stendhaliennes, aux plus douces des caresses, aux plus délicieux des baisers trop courts. Loin des faux semblants de notre rencontre.
Tu n'as été là que quelques jours auprès de moi. Ces jours que je garderai en moi comme autant d'images peintes par tes illustres aînés. Tout comme je garderai en mémoire le contact de tes doigts fins sur ma peau, aussi légers que les pinceaux sur la toile. Caressant les couleurs de nos sentiments, de notre attirance, de tes sourires. Et de tes larmes quand il a fallu se rendre à l'évidence et se séparer, une fois ta tâche achevée.
Avant toi, je n'avais jamais goûté à la saveur fugace de l'insouciance, à la chaleur du feu des amours interdites. aux couleurs magnifiques de cette plage qui a abritée notre émois.
Ton Portrait est délicat, sensuel, lumineux, bouleversant, témoignant de la plénitude de l'artiste, de sa difficulté à créer, de son regard porté sur les choses et ses modèles. Et ce malgré une ou deux maladresses, ou encore cette sous-intrigue dispensable, comme si tu avais peur que notre histoire ne soit pas assez forte pour porter ton tableau.
Mais je dois avouer, dans cette lettre, t'avoir mentie, moi aussi.
Car ce que je garderai en mémoire et que je chérirai, au delà de ton portrait que tu as dessiné dans mon livre, c'est que j'ai aimé et, surtout, que j'ai été aimée. Par toi, Marianne. Pendant quelques jours, ou seulement deux heures à mes yeux. Mais j'ai été aimée. Et à cette seule idée, alors que les quelques notes de musique que tu m'avais jouées résonnent, les larmes naissent au coin de mes yeux. Comme des perles de cristal.
Je me souviens de ces jours anciens, des nôtres. Et je me souviens que j'ai été heureuse.
Ton Héloïse.