Dans les années 1700, Marianne arrive sur une île de Bretagne pour y peindre le portrait d’Héloïse, qui va être mariée à un noble milanais. Héloïse, qui rejette son destin, refuse d’être peinte et Marianne va devoir user d’un subterfuge. Peu à peu, une relation se noue entre les deux femmes…
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Version courte :
Un film beau et doux, magistralement interprété, réalisé avec soin aussi bien visuellement que dans son écriture, montrant des personnages aussi fortes que gracieuses, mettant en valeur la sororité.
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Version longue et PLEINE DE SPOILERS !!! :
Le film est écrit et réalisé par Céline Sciamma (par ailleurs scénariste du génial « Ma vie de courgette »). Elle signe un très beau film tendre et doux sur l’amour et la sororité. Elle nous donne à voir son cinéma tout de retenue, d’émotion et de pudeur, à mille lieues du voyeurisme et du vacarme hollywoodien. Ici, pas de drame artificiel, pas de passion destructrice mais des sentiments doux et forts.
Le film nous propose un vrai regard féminin (female gaze), bien loin de la sinistre et déshumanisante norme actuelle du regard masculin (male gaze). Les personnages de femmes sont ici des sujets de leur histoire et pas de simples objets de désir pour les spectateurs hommes. De ce fait, les scènes de sexe, inutiles pour l’histoire, ne sont pas montrées. Ce regard féminin respecte les femmes, laisse s’exprimer leur force, leur intelligence et ne vend pas leurs corps. Le regard est au cœur de l’œuvre. Héloïse rejette le regard des hommes en refusant de se laisser peindre mais accepte progressivement d’être regardée par Marianne, avant de la regarder à son tour. Les deux tableaux que Marianne réalise, s’ils ne différent pas visuellement, sont fondamentalement différents dans leur intention. Le premier a été créé par la tromperie et est violemment rejeté par son modèle. Le second a été consenti librement et conçu avec elle.
La même différence s’applique aux scènes de nus. Les corps sont ici montrés dans les activités de la vie, dans des postures naturelles. Ils ne sont pas exhibés comme de la viande, hypersexualisés comme des vignettes pornographiques, dans des plans imposés aux actrices en échange de leur carrière par des réalisateurs abusant trop souvent de leur pouvoir. C’était manifeste dans « La vie d'Adèle », un autre film d’Adèle Haenel, qui donnait à voir des scènes de sexe lesbien fort peu réalistes et d’avantage conçues pour exciter des hommes hétérosexuels que pour montrer l’intimité de deux femmes.
Céline Sciamma nous offre également un vrai film féministe, avec des personnages réellement actrices de leurs destins, contrairement à Wonder woman, à son personnage sexualisé qui tombe amoureuse du premier mâle venu et le suit ensuite servilement. Le film ne donne pas de leçons lourdaudes et ne surexplique pas comme Barbie, mais au contraire présente simplement les vies contraintes et les destins brisés de femmes en quête de liberté. Marianne semble émancipée, puisqu’elle vit de son art, mais elle ne peut pas signer ses tableaux de son nom. Héloïse aspire à la liberté ; elle la découvre durant une parenthèse enchantée (la scène de la course, celle de la baignade…) juste avant de la perdre.
Le film présente un amour lesbien, fait extrêmement rare au cinéma, et offre une belle représentation aux femmes homosexuelles, tout en montrant une relation amoureuse belle et apaisée, où personne ne tente de dominer l’autre, romantique (le doigt d'Héloïse dans le livre) mais où le romantisme ne se fait pas dans l’aliénation comme dans la romance patriarcale mais au contraire rend libre.
Le film est une ode à la sororité et à la force qu’elle fait naitre. Les trois femmes, la peintre, son modèle et la servante Sophie, nouent progressivement une amitié. Elles se comprennent (Sophie donne à Marianne une bouillotte pour soulager ses douleurs de règles), sont solidaires dans les épreuves, comme par exemple dans la scène où la servante va avorter. (Ce sont par ailleurs des scènes que l’on ne verrait jamais dans un film d’homme alors qu’elles ne sont que des évènements banals de la vie de la moitié de la population.) Ces trois femmes sont d’origine sociale différente (Héloïse est noble, Marianne peut-être bourgeoise, Sophie une servante) mais se comportent en égales. Elles lisent ensemble, mangent à la même table. Elles se soutiennent, sont heureuses et souffrent ensemble, comme les bretonnes qui chantent en chœur en latin « Fugere non possunt » (elles ne peuvent pas s'enfuir).
Au niveau des influences, le film fait une impressionnante référence à Jane Campion au début, avec la scène où Marianne saute à la mer pour sauver ses toiles comme Ada plongeait à la suite de son piano.
Le film est une réécriture du mythe d'Eurydice et Orphée mais propose une version où Eurydice a son propre rôle. Elle cesse d’être uniquement un objet d’amour pour devenir actrice du mythe. Je vous invite à lire l’article https://antiquipop.hypotheses.org/8793 sur le sujet.
Sur la forme, le film est somptueux visuellement. Les costumes sont soignés et réalistes historiquement. La photographie est magnifique : chaque image est un véritable tableau d’époque, tantôt dans la clarté de la plage, tantôt dans la pénombre tremblante des bougies.
La musique est quasiment absente mais apparaît à trois moments clé du récit où elle a de fait d’autant plus d’impact. Le reste du film est rythmé par le bruit de la mer se fracassant sur les rochers bretons.
Les scènes de peinture qui parsèment le film sont étonnamment réalistes. L’autrice des tableaux est Hélène Delmaire : https://www.instagram.com/helenedelmaire/
Le film est servi par des dialogues justes et intelligents et surtout par le remarquable trio d’actrices, Noémie Merlant, Adèle Haenel et Luàna Bajrami. Elles sont aussi justes et émouvantes dans la colère et la révolte que dans la joie, la tristesse ou l’amertume. La caméra s’attarde fréquemment sur leurs visages, leurs regards qui nous font passer tant de choses bien mieux que des dialogues ou une voix off ne pourrait le faire. La séquence finale est, à ce titre, proprement impressionnante.
En conclusion, merci Céline Sciamma, de m’avoir montré du vrai cinéma. Et je regrette qu’Adèle Haenel, dégoûtée par le côté patriarcal du milieu, ait arrêté de tourner. C’est une grande perte.
Pour aller plus loin :
Un article intéressant : https://imagesociale.fr/8490
Une interview de la réalisatrice :https://www.youtube.com/watch?v=WZXSniEvKdg