Film de colère, "Prince of Darkness" est une réponse furieuse aux échecs critiques et à la standardisation télévisuelle du cinéma. C'est l'opposé de Jack Burton : un film sombre et dénué d'humour. Dans ce crépuscule, John Carpenter semble lutter avec les moyens du cinéma pour au moins sauver ce dernier de lui-même.
"Prince des Ténèbres" respire le rejet de la perte de sens dans le cinéma. C'est un film réactionnaire.
Carpenter se lance à nouveau dans un film de huis clos, un espace apparemment maîtrisé qui va échapper aux personnages.
L'intrigue se déroule principalement dans une église abandonnée, où un groupe de chercheurs se réunit pour étudier un mystérieux cylindre contenant une substance liquide aux pouvoirs maléfiques.
Trop de bougies, trop de musique, trop de sérieux
J'ai un rapport un peu compliqué avec ce film de John Carpenter. Ses qualités ne me semblent pas aussi évidentes que pour d'autres films, et surtout je trouve que le film souffre de défauts difficiles à évacuer. Puisqu'il est noir d'encre et qu'il n'y a plus de fun, "Prince of Darkness" ne peut pas se permettre certains trucs un peu ridicules, ni cette approche franchement simpliste entre Science et Religion.
Bref, je le trouve trop couillon par rapport au niveau de sérieux posé. Le choix de faire un film "gothique" de possession démoniaque donne un ton sentencieux et suranné à un projet qui semblait nourri de haine et de colère. En somme, j'ai l'impression que ce qui fait la sève de "Prince of Darkness" jaillira dans un film fait pour elle : le magnifique "They Live" qui sortira un an plus tard.
Dès la première visite au sous-sol de l'église, on a au bas mot 750 bougies allumées comme ça, sans raison (l'église est vide et la pièce dispose d'un éclairage avec des spots électriques allumés). Du coup, on n'a pas l'impression de descendre dans les secrets du scenario (le secret est toujours au sous-sol), mais plutôt d'assister à un spectacle et à un discours balancé à l'écran par le prêtre de façon très littérale.
Il n'y a pas beaucoup de subtilité dans "Prince des Ténèbres" en dehors de son montage. Peu de place pour la suggestion ou la déduction. (On est tout de même chez Carpenter, ça reste plus fin que 95% du reste de la production horrifique, hein. Par exemple, au début, on a l'inverse d'une voix off : des personnages (prêtre et scientifique) qui se parlent et dont on n'a pas le son. Si ce qui est dit est un peu couillon, au moins on en dit quand même le moins possible.)
La musique elle-même est trop présente. Ce n'est pas oppressant comme dans Halloween, car on se sent maudit par elle. C'est oppressant juste parce que c'est désagréable. Et dans un sens, je suis persuadé que "Prince of Darkness" n'est pas un film qui a été fait pour être agréable. On retrouve ce poisseux malaise dans "L'Antre de la Folie," mais je trouve que dans ce dernier Carpenter arrive davantage à y faire vaciller le monde, et que Sam Neil amène ce qu'il faut de folie pour garder l'empathie du spectateur envers les protagonistes.
La Tristesse
Tous ces gens sont tristes. Les seuls qui se parlent sont les opposés théoriques : le scientifique et le prêtre. Les autres semblent déjà abattus avant même que le combat ne commence. Leur motivation est souvent pécuniaire, comme c'est le cas pour le sceptique, qui semble croire que la recherche en physique quantique conduit à la richesse. Les étudiants sont moins drôles que les professeurs. Même quand ils s'adonnent à des moments intimes, ils semblent empreints de mélancolie.
Satan lui-même est pas marrant. Nous ne sommes pas dans l'univers des démons tourmenteurs à la Friedkin. Comme souvent dans les films de Carpenter, il n'y a aucun plaisir à tuer. Les clochards qui empalent le premier étudiant le font de manière mécanique, sans expression de satisfaction ou de joie. Leurs visages crispés reflètent l'effort (comme dans le cas de l'assassinat sur le parking par une vieille dame). C'est ça la damnation de "Prince of Darkness" : Ils accomplissent ces actes démoniaques parce que c'est ce que le destin probabiliste exige.
La vérité est horrible car elle est illogique non pas au sens physique mais au sens humain. Le corolaire étant que l'immensité froide du monde mathématique n'est pas une mère ou un foyer pour l'humain.
Le mensonge de l'Église sur la nature du Diable est autant une stratégie pour maintenir son pouvoir sur ses fidèles (une notion que le prêtre lui-même questionne jusqu'au bout) qu'une tentative bien humaine pour donner un sens à l'indicible.
"Prince of Darkness" est un film qui renverse la table. Le geste cinématographique de Carpenter révolutionne tout, en réponse à l'inversion des valeurs qu'il traverse dans sa vie personnelle à ce moment-là.
Tout semble s'inverser : la gravité, les reflets... La verticalité devient menaçante dans le film, et on retrouve ce motif dans les colonnes, les éraflures et les coulures qui strient les cadres par le haut. Les longues fenêtres de l'église sont filmées en contre-plongée, créant une impression de délabrement intérieur.
C'est le monde qui se décompose progressivement à mesure que l'antimatière, l'antidieu envahissent notre réalité.
Qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout.
Les héros de ce film prennent conscience qu'ils sont pris au piège entre deux infinis qui ne leur sont pas favorables : le monde de l'infiniment petit (la physique quantique, les insectes buñueliens grouillants) et l'infiniment grand (Satan migre d'un univers à l'autre). Ces deux dimensions se rapprochent dans un jeu de champ-contrechamp lorsque le héros regarde un reportage sur une galaxie à la télévision. L'écran montre une galaxie, le contrechamp révèle des cafards grouillants derrière le téléviseur.
Se défendre c'est Maitriser l'espace
Très rapidement dans le film, l'église émerge comme un personnage à part entière, devenant le cœur de l'horreur en expansion. Lorsque les étudiants-chercheurs investissent l'église, leur installation évoque l'organisation d'un plateau de tournage. Dès le début, leur terrain est délimité par des grilles, et en face, une allée est occupée par des clochards possédés. Sur les côtés, des marginaux aux voix déformées et envahis d'insectes ajoutent à l'atmosphère sinistre plus qu'à la menace avérée (à ce stade). Nos héros tentent de domestiquer l'espace de l'église à l'aide d'une panoplie d'instruments d'enregistrement et de capteurs physiques. Cette démarche crée un décor complexe encombré de caméras et d'appareils. C'est une tentative de maîtrise de l'espace, tant pour les personnages que pour la caméra de Carpenter, qui profite de l'occasion pour explorer les lieux.
L'église incarne l'ambiguïté classique d'un film de siège, où l'espace, sécurisé / approprié, offre en premier lieu un refuge car que les premiers meurtres et la menace identifiée se trouvent à l'extérieur.
Comme dans Halloween, c'est le hors-champ qui initie la menace. Mais à mesure que le film progresse, l'espace de l'église, le dernier bastion des héros, est contaminé par les forces maléfiques. Les chercheurs sont piégés à l'intérieur, les fenêtres sont barricadées, et l'édifice se transforme en un lieu oppressant où les lois de la physique et de l'espace semblent se déformer. Les murs suintent, les portes se ferment d'elles-mêmes, et l'église semble s'étendre dans des dimensions impossibles.
L'espace se rétrécit de plus en plus pour les personnages, créant une tension palpable. La gestion de l'espace par Carpenter est magistrale, transformant l'église en un labyrinthe cauchemardesque où la frontière entre le réel et le surnaturel s'estompe. C'est à l'intérieur de cette église que les chercheurs doivent lutter pour leur survie, confrontés à des forces démoniaques qui les poussent à bout.
Maîtriser son cinéma
John Carpenter demeure un maître de la mise en scène, capable d'instaurer l'inquiétude avec des éléments simples : il y a le cylindre hanté (littéralement le fils du diable), Il y a Calder, le personnage afro-américain qui conserve sa voix une fois contaminé et se suicide en chantant et en pleurant après. C'est la mort la plus dérangeante et horrible après ses scènes où il rit avec les yeux pleins de larmes tout en déambulant dans les couloirs.Des effets très astucieux...
... Et réussis. Par exemple, les plans inversés. Bien que cela puisse sembler anodin, cadrer à l'envers quelque chose tout en conservant une composition équilibrée une fois remis à l'endroit n'est pas aussi simple que cela en a l'air (essayez de prendre une belle photo en la tenant à l'envers).
Enfin, dans le crescendo de montage alterné qui joue habilement avec les temporalités, il y a une rupture de ton très intéressante lorsque la jeune femme, dont le visage est transformé à la manière de l'exorciste, croise son propre regard dans un petit miroir au sol. Le sacrifice du miroir liquide qui suit est à la fois magnifique du point de vue du montage et brillant en termes de concept scénaristique.
Prince of Darkness est peut-être le film de Carpenter qui pousse le plus loin son habileté à jouer avec l'espace et le temps pour créer du suspense, voire de l'horreur. Cependant, il n'est pas un film sympathique. Il ne fait pas véritablement de mal non plus. Il ne dérange pas le spectateur dans les mêmes proportions que "La fin absolue du monde" ou "In the Mouth of Madness".
Le film semble se vouloir coups de poings de rageux. Il n'est pas douloureux et ne fait pas très peur. Il fait surtout de la peine.