Il est des films qui ne cessent de nous hanter en raison du fait qu'ils laissent certaines questions cruciales de l'intrigue en suspens. Le spectateur intrigué ressort donc de son visionnage avec un puzzle sous le coude, qu'il tente tant bien que mal de reconstruire. Mais à chaque fois, une pièce ne colle pas à l'ensemble. C'est comme la fameuse phobie de la petite vice du meuble Ikea, que l'on a réussit à monter et qui tient debout tout seul, qui n'a pas d'utilité apparente mais qui t'obsèdes car tu n'as aucune idée de ce qu'il faut en faire. Bon j'arrête avec mes métaphores (des plus originales, soit dit en passant) car je pense que vous avez compris l'idée : place à l'analyse !
Si Prisoners vaut le détour en raison de son casting impeccable, de son ambiance pesante, de la maîtrise du rythme, de sa photographie soignée et j'en passe, on en ressort avec pas mal de questions car Denis Villeneuve nous livre un scénario très bien ficelé mais, une fois le film terminé, on peut être amené à repenser certains détails. En effet, bien que les filles kidnappées soient finalement retrouvées saines et sauves (la fin peut paraître au passage un peu trop happy end), certains aspects du film laissent le spectateur songeur, à commencer par le personnage de Paul Dano, Alex. En effet, je trouve que ce qu'a cherché à faire le réalisateur et scénariste québécois avec ce dernier est très réussi : pendant une majeure partie du film, notre attention est focalisée sur ce personnage et, malgré cela, il est difficile de se faire une idée précise de son rôle dans l'intrigue. Aux yeux du père de l'une des filles kidnappées, Keller, aucun doute possible, Alex est le coupable (il va même jusqu'à le kidnapper et le torturer après l'expiration de sa garde à vue). Mais peut-on le blâmer ? De son point de vu, Alex semble un tordu qui se cache aux yeux du monde derrière le masque d'un jeune homme aux capacités cognitives limitées, tel Keyser Söze dans Usual Suspect. Pour illustrer ce propos, on peut mentionner la scène durant laquelle Alex tire son chien par la laisse avec force au-dessus du sol et se met à fredonner la chanson que les jeunes filles chantaient juste avant d'être kidnappées. Seulement voilà, toute l'ambiguïté autour du personnage réside dans le fait qu'il apparaît comme le parfait coupable uniquement lorsqu'il se retrouve seul avec Keller, ce qui laisse à penser que ce dernier est tellement aveuglé par la volonté de retrouver sa fille qu'il s'imagine voir et entendre des choses qui le pousse à être de plus en plus convaincu par sa propre conviction ou, son propre scénario, pour dire les choses autrement. Cette lecture est d'autant plus plausible étant donné le fait que Keller, alors qu'il n'était qu'un adolescent, a découvert le corps sans vie de son père, qui s'était tiré une balle à la tête : cela ne va pas sans séquelles. Cependant, alors qu'on apprend que Bob, un suspect qui s'était rendu à une cérémonie commémorative organisée pour les deux jeunes filles, et chez qui des habits d'enfants ensanglantés avaient été trouvés, semble être le coupable, Alex, qui est, quant à lui, toujours prisonnier de Keller, confie à son tortionnaire que les filles se trouvent dans le labyrinthe. Le fait qu'il confie cette information à ce moment balaye une nouvelle fois nos convictions car elle ne peut pas avoir été le fruit de l'imagination de Keller. De plus, plus tôt dans le film, on peut mentionner la scène où Alex tente de s'échapper après que le personnage de Viola Davis l'ait libéré de ses liens : sa violence et son agilité (il n'hésite pas à saisir un morceau de verre pour estoquer un coup à Keller) semblent être, à la fois, celle d'une personne (voire même d'un animal) apeurée et celle d'une personne en pleine maîtrise de ses capacités physiques et mentales.
À côté il y a également le détective Loki qui mène son enquête et qui prend, forcément, plus de recul par rapport à Keller. Cependant, là aussi, l'écriture du personnage n'est pas sans ambiguïté : le personnage de Jack Gyllenhaal est très impliqué dans l'enquête, n'hésitant pas à recourir à la violence, et semble avoir également un passé trouble. Plusieurs indices coïncident sur ce point tels que le clignement des yeux répétitif et marqué, qui peut être un signe de fatigue, de stress, ou d'un traumatisme, le fait qu'il ait passé six ans dans un foyer de garçon et, encore une fois, ses excès de violence. Pourtant, il sait garder son calme face aux parents des victimes lorsqu'ils sortent de leurs gonds. Pour revenir sur son implication dans l'affaire, j'avoue ne pas trop adhérer à l'idée qu'il souhaite retrouver les enfants kidnappés simplement pour ne pas avoir une affaire non résolue dans son curriculum vitae : l'idée qu'il ait lui-même subi un traumatisme durant son enfance me semble plus crédible.
Pour revenir à Keller, je trouve aussi intéressant le fait qu'à au moins deux reprises on l'entend prier (le film commence même par un Notre Père), y compris lorsqu'il est en train de torturer Alex. Bien qu'il soit conscient que ce qu'il fait est immoral (on pourrait dire "inhumain" mais étant donné qu'il ne considère plus Alex comme un être humain, je trouve le terme moins approprié), il n'abandonne pas et, en même temps, il garde la Foi. Cela illustre le fait que lorsqu'on est face à un individu qui a commis des méfaits aussi graves, il est difficile de faire la part des choses. On constate également cela avec le prêtre qui décide de laisser mourir dans sa cave le mari de Holly Jones, la tante d'Alex, après avoir avoué qu'il avait tué seize enfants et qu'il comptait recommencer. De tels individus pousseraient les limites de n'importe qui, quitte à mettre de côté la morale. Cela revient à poser la fameuse question : la fin justifie t-elle les moyens ? En l’occurrence oui et non pour Keller car s'il a eu l'idée d'aller voir la tante d'Alex alors qu'il était en train de le torturer, il semblerait qu'Alex soit bien et bel une victime lui aussi, malgré toutes les remarques faites plus haut. Keller serait-il alors devenu un "démon", comme l'insinue Holly Jones ? Peut être d'une certaine façon : si on compare son attitude à celle de Franklin, le père de l'autre fille kidnappée et qui est au courant de la séquestration d'Alex, on peut considérer que Keller est moins humain que ce dernier. Malgré le fait que les deux hommes soient dans le même bateau (ou devrais-je dire galère ?), ils n'appréhendent pas la situation de la même manière et ne sont pas d'accord quant à la manière de procéder. Franklin tente d'ailleurs à plusieurs reprises de raisonner Keller, convaincu que torturer Alex n'est pas la solution. Cependant, il n'a pas la force de s'opposer frontalement à son amis. Dans un premier temps, il va donc l'assister mais on lit dans ses yeux qu'il ne sait pas jusqu'où Keller est prêt à aller (notamment durant la scène avec le marteau) et décide finalement de tout raconter à sa femme, ce qui illustre une certaine faiblesse. Dans ce sens, il y a également une réplique de Franklin, qu'il adresse à Keller ("et malgré ce que tu penses de moi, je serais prêt à mourir pour ma fille... Mais ça [la boîte], ça ne va pas. Il faut que ça cesse") qui inciterait à penser que Keller considère qu'il aime plus sa fille que Franklin aime la sienne. Ainsi présentés, Franklin et Keller sont comme les deux extrémités d'un éventail.
En repensant au comportement de Keller, je ne peux m'empêcher (et je pars assez loin je le concède) à une citation d'un autre film qui est celle d'Alfred dans Batman v Superman, que je trouve très appropriée : "c'est comme cela que ça commence De la fureur, de la fièvre, un sentiment d'impuissance qui rend les hommes biens... cruels". Si le terme de cruauté peut paraître fort, je pense qu'il n'est pas hors de propos car, comme le dit Franklin, personne ne peut être certain qu'Alex est le coupable et pourtant Keller reste convaincu qu'il a raison et monte crescendo dans les techniques de tortures employées. Cependant, dès le début, on sait qu'il n'y prend aucun plaisir et qu'il n'agit de cette manière uniquement pour retrouver sa fille (le "pourquoi tu me forces à agir de la sorte ?" souligne cela). Il y a également la photo accrochée au mur qui fait office de constant rappel et de justification à ses actes. Tout bien considéré, il s'agit donc plus d'un homme aveuglé qui se sent impuissant que d'un démon.
En réalité, Holly Jones est le vrai démon de cette histoire. Dans le sens le plus commun du terme, un démon est un être surnaturel, un ange dêchu, qui mène la lutte contre Dieu. Or, c'est précisément ce que revendique Holly Jones : "faire disparaître les enfants est la guerre que l'on [elle et son mari] mène contre Dieu. Cela fait perdre la Foi aux gens". On peut également faire un rapprochement avec le fait qu'il est très probable qu'ils utilisaient des serpents pour torturer les enfants, étant donné la valeur symbolique que leur confère la Bible.
En plus de l'avoir trouvé maîtrisé à tous les niveaux, j'ai pris grand plaisir à analyser Prisoners, film dont j'ai mis un certain temps avant de lui donner sa chance et que je compte revoir un jour prochain ! 8/10 !